Millefeuille | Le style années 50 – L’intégrale de Dominic Bradbury
Effets de style
L’année 2020 aura été pour beaucoup l’occasion d’observer son habitat : les chaises, les tasses de café, la lampe, les posters au mur… autant d’objets que l’on aura trop vus durant ces mois de confinement. Le bon moment pour l’éditeur marseillais Parenthèses de faire paraitre une intégrale de 550 pages et 1000 illustrations dédiée à l’explosion créative stylistique des années 50 (architecture, mobilier, graphisme, luminaire, objet textile…), qui essaimera jusqu’au début des 70’s.
C’est une décennie à part dans l’histoire contemporaine, la conjonction de plusieurs facteurs qui en feront une période d’expression créative et d’expansion.
La fin de la Deuxième Guerre mondiale voit naître en Europe de l’Ouest une explosion des naissances (le fameux baby-boom), un besoin de logements en remplacement de ceux détruits, le plein emploi, une capacité de dépense pour les ménages, une évolution des matériaux et de la production — en pleine refonte depuis le fordisme, freiné par la crise de 1929.
Dans la course à l’armement, les années de guerre ont été l’occasion de mettre en place des techniques et d’ébaucher le management. Comme le rappelle Johann Chapoutot dans son essai Libres d’obéir (1)), le terme « Ressources humaines » a été inventé par le régime nazi, qui considérait le travailleur comme une ressource à gérer (to manage en anglais), un matériau.
Des usines sortent donc les éléments constitutifs de la vie d’après : plastique moulé pour les objets du quotidien, panneaux préfabriqués pour l’habitat… grâce au plan Marshall qui finance.
Enfin, les principes modernistes, édifiés lors de la Charte d’Athènes de 1933, peuvent passer du stade de l’expérimentation à l’échelle grand public comme la Cité Radieuse de Marseille par Le Corbusier.
C’est donc l’interconnexion des idées, des besoins et de la capacité industrielle qui se profile.
Besoin de construire vite et bon marché ? Jean Prouvé propose ses astucieux assemblages de bois et métal préfabriqué, et peut fournir ses maisons, chaises et bureaux en kit. Corradino D’Ascanio invente le scooter, cette sorte de cyclomoteur caréné utilisant les petites roues des avions issues des stocks de guerre (1945). Le Danois Jens Risom puise quant à lui dans les sangles de parachutes une assise pour sa chaise 654L éditée chez Knoll (1949).
De l’autre côté de l’Atlantique, c’est le boom de l’économie et du réseau routier. Chaque ménage possède une voiture qui nécessite une signalétique lisible de loin lorsque l’on est en mouvement. Pour cela, il faut une typographie minimale. Elle sera sans empattement et si « internationalisée » qu’elle peut également être utilisée pour la communication d’entreprise ou la publicité (elles aussi en plein essor), de New York à Paris en passant par Sao Paulo, puis dans la signalétique des aéroports attenants. Vous aurez reconnu les polices préférées des graphistes : Helvetica (1957), Univers (1957) ou Frutiger (1968, originellement commandée pour la signalétique de Roissy). Bien qu’adapté au marché, ce radicalisme typographique de commande (nommé « suisse » ou « international ») impose bel et bien une rupture avec des lettres qui s’affranchissent du classicisme de l’ornementation (comme pour l’architecture du même nom) et complète la rupture initiée avec la Futura (utilisée par Étienne Robial pour le logo de Canal+ en 1984), conçue au Bauhaus dans les années 20 par Paul Renner.
Les idées du Bauhaus, ancrées dans une conception qui devait permettre l’industrialisation, promesse de démocratisation, étaient corsetées dans l’Allemagne conservatrice des années 30 — elles feront par la suite le succès de leurs précepteurs outre-Atlantique. C’est pourquoi, même si les créatifs servent les ambitions consuméristes, la liberté artistique enfin offerte permet la diffusion de formes. Impensable dix ans plus tôt.
Ainsi, sans la technologie du plastique moulé par injection, pas de fabrication en série de la chaise Panton et sa structure parfaite, futuriste à toute époque… la chaise ultime (1957). Durant la parenthèse de développement économique des Trente Glorieuses, les créatifs réussissent à faire valoir leurs idées, bousculant les usages et l’aspect d’objets usuels, désormais à la portée du plus grand nombre, interconnectant toutes les pratiques : les luminaires servent le textile, qui sert le mobilier, qui sert les arts de la table, qui servent le design d’objet, qui sert l’architecture, et inversement.
Le livre ébauche la suite en évoquant le mouvement de contre-culture de la fin des années 60, venant à nouveau bousculer les courants artistiques qui, face à l’industrialisation des process, se tourneront vers des pratiques plus artisanales, dans la céramique notamment, jusqu’à retrouver des signes de typographies Art nouveau (summum de l’ornementation) dans les affiches psychédéliques. Mais ça, c’est une autre histoire à raconter…
Damien Boeuf
Le style années 50 – L’intégrale de Dominic Bradbury (Parenthèses)
Pour en (sa)voir plus : https://www.editionsparentheses.com
Notes
- sous-titré Le Management, du nazisme à aujourd’hui (Gallimard, coll. NRF Essais[↩]