Karine Bonjour - Rue d’Aubagne – Récit d’une rupture

Millefeuille | Rue d’Aubagne – Récit d’une rupture de Karine Bonjour

Pertes et fracas

 

Avec Rue d’Aubagne – Récits d’une rupture, la documentariste Karine Bonjour livre un ouvrage documenté et bouleversant sur le drame du 5 novembre 2018. Un indispensable « récit d’un effondrement, de l’émotion et du réveil qui l’ont suivi. »

 

Je suis marseillais, car né et vivant dans la cité phocéenne. À 9h, ce triste lundi 5 novembre 2018, je commençais une semaine classique de travail à quelques centaines de mètres du lieu du crime. Très rapidement, l’information me parvient. Deux immeubles effondrés aux 63 et 65 de la rue d’Aubagne et la crainte que des morts ne soient découverts. Ils seront huit et de cet événement naîtra un vaste mouvement de protestation sociale conduisant à des actes et prises de parole révoltés, documentés et poignants comme dans Rue d’Aubagne – Récit d’une rupture de Karine Bonjour.

La rupture se situe d’abord dans la forme, au vu du soin apporté à la couverture, au graphisme et à l’iconographie de ce livre édité par la maison marseillaise Parenthèses. Farandole de couleurs, de tailles de police, de textes en surimpressions et de photographies aux quatre coins des pages, Rue d’Aubagne aurait presque pu figurer dans ma bibliothèque de bandes dessinées. Les études artistiques de l’auteur n’y sont peut-être pas étrangères. La dernière page refermée, quelques larmes en train de sécher et le cerveau en chiffon, je décide de le placer à côté d’essais, bien en évidence pour qu’il soit prêté aux amis de passage.

Car Rue d’Aubagne est bien un livre majeur, de par son importance et de par le doigt que l’on utilisera face à tous les coupables de ce tragique événement. En effet, le drame ne fait ni suite à un séisme, un bombardement, ou même la pluie comme l’évoquait un communiqué de presse de la Ville, mais bien d’une irresponsabilité humaine. La richesse du livre et ses sources s’appuient sur des extraits d’articles de journaux, de paroles de citoyens, politiques, experts, et collectifs, entrecoupés de textes engagés de Patrick Chamoiseau, Prix Goncourt 1992 et merveilleux poète de la solidarité.

L’ouvrage est organisé en huit parties dont un prologue ; ce chiffre égal au nombre de victimes n’aura de cesse de me hanter au fil de ma lecture. Dès la première page, le ton est donné. Une photo grise de façade avec des bouts de mur arrachés, des fenêtres condamnées et des volets cachant la honte ou ouverts sur une noirceur insondable. Difficile d’y voir une lueur de vie. Et ce n’est pas ce soleil pointant en contreplongée qui allumera mon sourire. Plus loin, une photographie figeant l’après montre des playmobils pompiers en bleu ou jaune à tête d’allumette comme posés sur les tas de gravas à côté de l’alimentation générale Chez Med. Cette dernière ne respectera exceptionnellement pas aujourd’hui sa promesse d’être ouverte 7 jours sur 7.

Les pages se tournent et je passe de la surprise au dégoût avant de sentir la rage de l’espoir, celui que la mixité citoyenne fasse entendre son manifeste, titre du dernier chapitre. Comme Karine Bonjour, je croyais connaître Noailles et ses échoppes populaires où les effluves d’épices côtoient la pizza bon marché un peu au chaud dans les mains pendant mes déambulations. Probablement comme beaucoup, je ne sais pas lever les yeux quand il faut et voir les murs lézardés de fissures et les corniches en péril. Je savais aussi que la municipalité avait timidement réagi au drame dans sa foulée tandis que, rapidement, le bruit de la rue montait à travers les marches « blanche », « de la colère » et « pour le logement ».

Je découvre maintenant que depuis près de cinq ans, les dangers de l’insalubrité et la faiblesse de la structure de plusieurs immeubles à Noailles, et ailleurs dans Marseille, avaient été pointés dans plusieurs rapports, sans compter les alertes des habitants et urbanistes. À cela s’ajoute le fait que plusieurs élus municipaux louaient des taudis en rechignant à les rendre vivables, ou encore que, dans l’urgence, la démolition a souvent été préférée à la réhabilitation, alors qu’elle peut s’avérer moins coûteuse. Et quand le maire de Marseille se dite « effondré » le 11 novembre 2018, on ne sait pas s’il faut rire ou pleurer. L’urgence, on le sait, conduit parfois à des comportements inadaptés. En témoigne le relogement des sinistrés dans des hôtels pendant plusieurs mois sans considération de la désocialisation en jeu, ou encore dans des logements sociaux vacants attendus par d’autres familles défavorisées depuis longtemps.

Mais Marseille ne se laisse pas faire. Un magnifique élan de solidarité a émergé des décombres, entre cuisiniers bénévoles, vêtements, jouets et mobiliers offerts, numéro vert proposé par les avocats du Barreau, réflexions prospectives d’architectes et renonciation à la rémunération des contributeurs de Rue d’Aubagne. Patrick Chamoiseau aurait pu s’inspirer de cet événement quand il écrit « Notre plénitude est faite de la plénitude de personnes inconnues qui pourtant sont en nous. » Avec la charte du relogement signée en juin 2019, le bruit des pauvres aura fini par se faire entendre.

 

Guillaume Arias

 

Karine Bonjour – Rue d’Aubagne – Récit d’une rupture (Éditions Parenthèses) : en librairie le 5 novembre

Une partie des ventes sera reversée aux associations accompagnant les sinistrés de la Rue d’Aubagne.

Rens. : www.editionsparentheses.com