Toute la beauté du monde de Thomas Azuélos

Millefeuille | Toute la beauté du monde de Thomas Azuélos

L’orange du marchant

 

Faisant suite au récit documentaire La Révolte des Orangères, paru en 2021 dans la revue féministe La Déferlante, Thomas Azuélos, auteur bien connu du journal Ventilo, nous livre un nouvel album, Toute la beauté du monde, aux éditions Futuropolis, qu’il a notamment pensé et écrit en résidence à la Marelle. Une fresque profondément humaine avec pour toile de fond l’exode des réfugiés de la guerre civile espagnole dans la ville frontière de Cerbère.

 

 

Ouvrir une page comme rentrer dans un tableau. Peu de couleurs s’y bousculent, si ce n’est quelques teintes ocrées, jaune orangé, gris bleuté quasi chatoyant, un noir de jais esquissé à l’encre de Chine… Mais c’est sans compter le symbolisme de cette chromatique, que Thomas Azuélos nous dévoile peu à peu, suivant l’intrigue de ses personnages : le regard jaune de cet ancien anarchiste, Carles Bartomeu Altaió qui abandonne le combat et sur lequel se reflète l’éclair, le cuir fatigué du fauteuil, l’étoile de l’ancienne affiche d’un spectacle depuis longtemps terminé, la terre battue de la station de transit en gare de Cerbère. La couleur, parfois, y joue un rôle synesthésique, son absence dénotant de l’âcreté de l’odeur de l’orange pourrie, abandonnée par les « transbordeuses » à la frontière espagnole, afin de dénoncer non plus leurs conditions de travail, comme c’était le cas en 1906, mais plutôt le régime franquiste. Parmi elles, Montse, résistante à l’insolence incisive qui agit comme la muse diaphane d’un peintre un peu fou, et autour de laquelle semble tourner l’intrigue. Esquissant de nombreuses références à Gustave Courbet, évoquant les peintures préraphaélites ou symbolistes russes, l’auteur teinte son personnage d’une grande part de romantisme sombre, qui s’applique parfaitement au thème de ce temps suspendu de la retirada, de cette ambiance de désolation où le viol fait office de tribut de guerre, de cette folie des hommes dont la colère semble agir en miroir…

Et puis, surprise ! Un vert vif nous surprend, dépasse la palette du peintre. Le choix de Montse comme modèle vivant, voire quelque peu vivace, nuance le propos du récit dans une kyrielle de métaphores. L’hôtel de style art déco, érigeant en bordure de falaise son architecture « paquebot » fantomatique esquissée au crayon, emprunte des teintes rosées. C’est entre ses murs délaissés que le dénouement de l’action va se jouer entre les différents protagonistes. Communistes, anarchistes, résistant.e.s semblent évoluer à l’extérieur du cadre de la page. Le lecteur a l’impression de les surprendre dans l’intimité de leurs combats respectifs.

Dans son ultime monologue, l’espace de la feuille découpée au laser, Carles Altaió y joue le rôle d’une Cassandre à l’esthétique d’un seinen apocalyptique. Comment réagirait-on dans une telle situation ?, semble-t-il nous demander. Prendrait-on le parti du plus fort, nagerait-on à contre-courant ? Le choix de la ville de Cerbère, l’allusion au col de Banyuls, outre l’épisode de la retirada, n’est d’ailleurs pas sans nous rappeler la décision d’Emmanuel Macron en 2020 de fermer cette frontière des Pyrénées-Orientales, prenant pour excuse la lutte contre le terrorisme. Ou bien le dégagement à la tractopelle de cette route par le collectif Esborrem la Frontera, en réaction aux injonctions présidentielles. Malgré son passé de dessinateur de presse, Thomas Azuélos souhaite pourtant s’éloigner d’une lecture purement documentaire de son œuvre. La manière dont il traite son sujet met en exergue son caractère universel, soulignant la fragilité de ces lieux à la marge, d’un idéal amené à disparaitre.

 

Laura Legeay

 

À lire : Toute la beauté du monde de Thomas Azuélos (éditions Futuropolis)

À venir : exposition des planches originales de l’album à la Réserve à Bulles (58 rue des Trois Frères Barthélémy, 6e) dans le cadre du festival BIM. Vernissage vendredi 2/06 à 18h

Pour en (sa)voir plus : http://azuel.free.fr