Mourir pour des idées, d’accord…
Dans le hors-série de septembre, on annonçait une rentrée théâtrale engagée, militante, politique. Ce n’est pas Cairn qui le démentira. Sur fond de conflit social — fictif mais si réaliste et actuel —, la pièce d’Enzo Cormann fait surgir de profondes interrogations… (lire la suite)
Dans le hors-série de septembre, on annonçait une rentrée théâtrale engagée, militante, politique. Ce n’est pas Cairn qui le démentira. Sur fond de conflit social — fictif mais si réaliste et actuel —, la pièce d’Enzo Cormann fait surgir de profondes interrogations.
Il y a d’abord cette scène inaugurale, sans doute lourde de sens psychanalytique : père absent puis définitivement tombé au champ d’honneur algérien, mère débordée voire défaillante et instituteur sadique. Sur les bancs de l’école, le cancre Jonas Cairn est accusé de tous les maux ; il encaisse, non sans se révolter. Faut-il voir alors dans les pupitres qui claquent autant de coups qui viennent sceller son destin ? Probable. Quoi qu’il en soit, après ces quelques minutes et une bonne ellipse, les scènes qui suivent nous font rapidement découvrir le monde de Cairn adulte. Et hélas, rien d’encourageant pour le personnage devenu ouvrier syndicaliste. Rien de réjouissant ni de bien nouveau, non plus, sous les toits de l’usine. Grève, locaux occupés et situation bloquée. Les patrons — ils sont trois face à Cairn — sont des salauds arrogants et méprisants, au mieux des hypocrites qui tentent de faire fléchir l’irréductible syndicaliste. Ces immanquables figures du conflit social (le leader syndicaliste et le patron) se construisent au fil d’affrontements verbaux dans lesquels l’une et l’autre révèlent la parfaite connaissance de leurs gammes. Chacun y va de sa petite phrase, le plus souvent assassine. Le texte de Cormann — dense, riche et poétique d’un bout à l’autre — joue avec beaucoup d’humour et de cynisme sur cet antithétique mais non moins inséparable duo prolétariat/patronat. On rit alors volontiers, du moins pendant un moment et avant que le véritable « Dictionnaire des citations de la lutte des classes » que constitue la parole ne finisse par lasser. Au-delà, les discours ont tendance, en certains endroits, à inscrire les personnages dans des postures figées et codifiées. Heureusement pour nous, Cormann parvient à dépasser les stéréotypes, notamment lorsqu’il fait basculer son héros. Lorsque Jonas Cairn, brisé, se procure un flingue, braque son patron et vide ses comptes en banque. Lorsque enfin, après s’être chargé du destin collectif des ouvriers de l’usine, Cairn règle le sien dans un dernier acte jusqu’au-boutiste. C’est à travers cette trajectoire — fulgurante, tragique et hautement symbolique — que se pose, sûrement à un autre niveau d’intensité, la question de notre engagement, de notre conscience sociale ou politique. Là où Cairn réussit, c’est dans sa capacité à prolonger notre réflexion et à nous faire admettre qu’entre finir « vieux et dépressif » ou « mort », il doit bien y avoir une autre issue…
Texte : Guillaume Jourdan
Photo : Delphine Michelangeli
Cairn d’Enzo Cormann, mis en scène par Agnès Régolo (Compagnie Mises en Scène) était représenté au Théâtre de la Minoterie du 11 au 14/10.