Musée d’histoire de Marseille, Opéra, Frac : « Les habitants passent mais n’entrent pas »
La sociologue Sylvia Girel présentait fin décembre les recherches de son équipe autour des publics et des pratiques de la culture. Avec notamment des études portant sur trois structures locales. Ces analyses montrent que de nombreuses personnes qui fréquentent les abords de ces lieux culturels marseillais en restent éloignées.
Qui sont les visiteurs du Fond régional d’art contemporain à la Joliette, du Musée d’histoire de Marseille au Centre Bourse ou encore de l’Opéra dans l’hyper-centre de Marseille ? Mais aussi et surtout, quels types de public en sont absents ? D’ailleurs, qui connaît réellement ces lieux ? Sylvia Girel est sociologue et professeure des universités. Elle coordonne l’Observatoire des publics et des pratiques de la culture au sein d’Aix-Marseille Université. « Un dispositif à l’interface de la recherche et des mondes de la culture », peut-on lire sur le site dédié de l’Observatoire, dans lequel chercheurs et étudiants récoltent des données sur la culture, qu’elle soit scientifique ou artistique, et s’attachent à les transmettre.
Le 19 décembre, c’est avec cette volonté que la sociologue présentait, entourée d’une partie de son équipe, certaines de ces recherches rassemblées sous le titre « Parlons publics ! ». Parmi les lieux explorés par l’Observatoire en 2023, les trois institutions marseillaises citées plus haut. Quels sont les résultats de ces recherches qui mêlent terrain et entretiens ? Sylvia Girel a pris le temps, entre deux slides et un café, de répondre à Marsactu pour en livrer les grandes lignes.
Le Fond régional d’art contemporain (Frac), le Musée d’histoire de Marseille et l’Opéra : pourquoi avoir choisi ces lieux en particulier ?
Le Frac est un lieu avec lequel on travaille depuis plusieurs années, qui a fait une demande de connaissance de son « non-public de proximité ». Ils se rendaient bien compte que plein de gens ne venaient pas. Les habitants passent devant, mais ne s’arrêtent pas. La demande était donc : qui sont ces personnes et comment les faire venir ?
Pour l’Opéra, nous avons eu une commande de la Ville qui voulait savoir quels sont les publics qui le fréquentent et comment ils s’y intéressent. Enfin, pour le Musée d’histoire de Marseille, c’est également une collaboration de longue date. Cette fois-ci, c’est l’originalité de ce terrain qui nous intéresse. C’est le seul musée en Europe qui est situé dans un centre commercial, le Centre Bourse. Nous avons là, en tant que sociologues, un terrain inédit.
Vous parliez pendant votre présentation « d’invisibilisation » de certains de ces lieux, pouvez-vous revenir là-dessus ?
Les lieux artistiques et culturels sont visibles pour les gens qui les fréquentent, mais invisibles pour celles et ceux qui n’ont pas cette pratique et ne savent pas ce qui s’y fait. Il existe d’autres formes d’invisibilisation, comme c’est le cas pour le Frac avec sa situation dans l’espace urbain. Vers la Joliette, l’espace est surchargé, avec beaucoup d’immeubles. La dimension remarquable de l’architecture disparaît, noyée parmi les autres bâtiments. Idem pour le Centre Bourse, où l’on ne voit pas le musée qui est caché entre des commerces, dans une galerie marchande. Il y a bien une vitrine, mais sans habits, sans chaussures, alors on se dit « Ce n’est pas pour moi ».
En revanche, cela n’est pas le cas pour l’Opéra, car le bâtiment se voit très bien. Mais on se dit que c’est cher, que ce n’est pas accessible, que ça ne va pas nous plaire. Ici, le problème n’est pas le lieu. On parle plutôt d’invisibilisation de soi, de la part de ceux qui pourraient être un public pour ce lieu-là. Il s’agit là de freins symboliques. Comment on rentre ? Est-ce que j’ai le droit de rentrer ? Va-t-on me surveiller ?
Vous parlez de public et de « non-public », de qui s’agit-il ?
Pour ces trois lieux, on retrouve un non-public de proximité, autrement dit les habitants, les gens de passages, les personnes qui viennent parce qu’elles ont un rendez-vous de travail, un rendez-vous médical, mais qui n’identifient pas du tout la présence d’un lieu culturel, car ce n’est pas leur motif de visite. Il y a aussi un non-public de proximité constitué des professionnels et des travailleurs. Ils arrivent le matin, repartent le soir, mais n’ont pas leurs activités de loisir ici. Enfin, on retrouve un non-public de proximité qui va plutôt vers la culture pendant les vacances et à l’extérieur de la ville. Ce non-public, qui habite ici, ira par exemple au musée à Arles, mais pas à Marseille. Tout ceci n’est pas le cas pour le Mucem, qui polarise, lui, de nombreux publics.
En revanche, comme le Mucem, ces trois lieux peuvent représenter pour les habitants des lieux de balades, de déambulation, mais pas nécessairement d’accès à la culture.
Oui, et nous pensons que c’est une première étape de construction de la représentation de ce qu’est le lieu. Une fois que l’on sait ce qu’il représente, on peut en parler. Si vous allez au Mucem pour la première fois, et que vous trouvez ça chouette, vous pouvez en parler à vos amis, qui en parleront à leur famille, etc. La construction des publics est avant tout une question de construction d’une représentation.
Vos recherches présentent également un volet préconisation. Comment peut-on amener ces « non-publics » à fréquenter ces lieux culturels ?
On peut par exemple aménager des choses sur les pauses déjeuner, dans les temps où les gens sont là, pour les travailleurs. Mais aussi mettre en place une stratégie, basée sur la visite unique. C’est-à-dire, je viens au musée avec mes enfants, ma famille, une fois. Sans forcément chercher à construire des visiteurs réguliers, on focalise sur une visite, avec un événementiel, quelque chose de spectaculaire.
Et puis, autre préconisation : trouver des temps de rencontre qui sont plus liés à la sociabilisation et la vie quotidienne. C’est ce qu’a fait le Frac avec les « Rendez-vous des voisins ». On vient pour ça, pas pour le Frac, et puis on se dit « Tiens, il y a un musée derrière. » Et là, c’est l’occasion d’en discuter, d’expliquer ce que c’est. Bref, nous avons des préconisations de sociologues, très axées sur la vie sociale, et moins sur la politique culturelle.
Propos recueillis par Violette Artaud