Naam Na La. Le sel, le vent de Charlotte Yonga
Unions consacrées
En résidence au Sénégal sur le thème de l’amour, Charlotte Yonga, photographe franco-camerounaise, saisit des moments de désir et de peur, des forces et des failles, de l’intime amoureux et des amitiés tendres… Elle y associe une série réalisée à Malte qui dévoile des corps enchevêtrés ou d’autres duos plus posés sans que l’on sache les relations qui les unissent. Car au-delà des normes ou des contraintes sociales, ce qui compte avant tout, c’est la force du lien.
Face à ce thème de l’amour qui peut être autant vertigineux que mièvre, Charlotte Yonga était dubitative. Quelle représentation en donner, qui plus est dans un territoire qu’elle ne connaissait pas ?
Dans un premier temps, elle se frotte au pays en jouant un peu les touristes avec des proches, dont Hadrien Bels et sa compagne sénégalaise (qu’on découvre dans un très beau duo). Tournant autour du thème sans le définir vraiment, c’est avec ceux qui l’entourent qu’elle réalise ses premières images. Elle photographie aussi des bouts de nature et de paysages, et puis des maisons, un rideau qui flotte au vent…
Dans un deuxième temps, elle s’immerge dans le sujet en élaborant des photos plus construites, soit avec des modèles professionnels, soit en faisant du casting sauvage (« J’ai toujours un peu fait ça », dit-elle), soit en mêlant les deux. Un jeu entre réel et fiction. On s’y trompe. « Il y a eu parfois plus de mise en scène avec des vrais couples, alors que des poses avec des professionnels peuvent sembler naturelles. » Et cette confusion lui plaît. Une confusion intrigante comme l’amour, avec ses mystères, ses ambivalences.
« Forcément, avant d’aborder un sujet pareil, je me suis posé la question : c’est quoi pour moi l’amour ? » Trouvant que, dans notre société, l’amour du couple est « un peu survendu », qu’on ne met pas assez en avant l’amitié et tous les liens forts qu’on peut avoir, elle avait vraiment envie de positionner l’amour à un niveau plus universel. Dissocier l’amour amoureux, maternel, familial ou l’amour qu’on ressent pour ses amis lui paraît impensable. « Ce sont des relations toutes essentielles que je mets presque au même niveau. » Autant pour la profondeur et l’intensité des liens que pour « l’attention et l’effort que ça demande si on veut garder la préciosité des relations auxquelles on tient. » Ce sont ces forces et ces faiblesses, ces fragilités, ces failles qu’elle a cherché à transmettre par ses images. « L’amour est quelque chose d’inconstant, pas évident, qui demande du travail, de l’attention, de la volonté. C’est une aventure où il y a forcément des moments difficiles. J’avais envie que ça se voit dans mes photos. » Et, lorsque de retour en Europe, elle reçoit d’Assane, qui avait posé pour elle, ces mots en wolof, Naam Na La (j’ai la nostalgie de toi), elle se dit : c’est exactement ça. De la frustration ou des manques peuvent jaillir l’espoir, l’espérance… Un thème pas si simple au départ, mais dans lequel l’artiste s’est finalement embarquée avec passion et générosité, nous emportant à notre tour.
Si elle associe souvent ses portraits à des vues de nature ou d’espaces urbains, c’est parce que ne montrer que des visages, des corps, c’est dense et chargé d’émotion. Introduire la nature, non pas dans le portrait mais à côté, est une manière pour elle de donner du souffle, une respiration, un rythme. Moment contemplatif pourtant chargé de sentiments aussi. « Certains trouvent que je photographie la nature comme mes portraits. » C’est exactement ça. Ses diptyques s’accordent si naturellement que la nature elle-même devient tendre ou nostalgique, comme par un effet d’empathie. Cela va bien au-delà d’une résonance esthétique de lignes ou de couleurs, il y a une forme de magnétisme dans la juxtaposition de ses photos.
Partie d’une écriture assez documentaire, Charlotte Yonga assume de plus en plus de faire de la fiction, ou de mêler les deux. Elle travaille très lentement, et finalement dirige beaucoup, même si elle n’a pas envie que ça se voit trop. Lors d’une mini résidence à Malte, sur le thème Representing Pride, elle décide de garder le même traitement et la même approche. Et sa série Salt Wind dévoile des corps et des duos, vies incarnées ou fantasmées, sans que l’on ne sache rien. Des relations non normées, pas forcément identifiées. Il n’y a aucune légende à ses photos ; ne pas nommer le type ou la nature du lien est un choix. Est-ce que c’est un couple ou pas ? Ce n’est pas vraiment la question. Mais dans l’étreinte des corps, dans la posture, dans les gestes, ce qu’on devine, c’est la manifestation d’un lien.
Liens qu’elle cultive, ici ou ailleurs, car Charlotte Yonga est une citoyenne du monde. Elle a vécu à Niort, à Oakland, à Tanger et réside désormais entre Barcelone et Paris. Lorsqu’elle accoste quelqu’un dans la rue pour lui expliquer en quelques mots un projet photo, être une femme métisse lui donne « plus facilement accès à d’autres femmes, aux plus jeunes ainsi qu’aux personnes issues de cultures étrangères. » Elle sait que, selon le pays, elle ne peut pas demander la même chose aux gens et ne peut pas capter le même type de gestuelle. D’autant plus en travaillant, comme ici, sur l’intime. Très attentive à la prise de vue, elle s’oblige à ne pas demander à ses modèles plus qu’ils ne peuvent donner. Il y a une distance qui s’établit, une forme de respect. « Ce n’est pas anodin de prendre l’image de quelqu’un et d’en faire un objet artistique », même s’il y a une relation de confiance qui s’établit. D’ailleurs, la photographe travaille avec une focale qui ne lui permet pas de s’approcher trop près, une façon de ne pas entrer dans le champ trop intime de la personne et de se sécuriser elle-aussi.
Elle a très envie de poursuivre ce travail à Madagascar où elle se rendra bientôt, et aussi au Cameroun. Notamment dans la région de Douala, d’où son père est originaire. C’est un environnement plus humide, plus végétal ; les gens y sont « plus sanguins, plus tactiles… ils parlent fort, ils sont plus dans la confrontation. » Alors qu’au Sénégal, elle a eu l’impression que les gens étaient plus humbles, plus réservés. Elle y a aussi découvert des paysages plus sahéliens, plus secs, avec un ciel souvent voilé comme derrière un filtre de poussière, un horizon entre ciel et mer qui se confond et qui donne un côté irréel à certaines de ses images.
Et à Madagascar comme au Cameroun, elle continuera d’associer portraits et végétal, sa façon de montrer comment la nature nous porte, comment elle infuse le monde des humains.
Comme ici, elle y mêlera sans doute aussi quelques dessins qu’elle montre depuis peu, des courbes et des couleurs qu’elle crée par moments avec frénésie, comme une sorte de méditation lorsque le besoin s’en fait sentir. Une autre forme d’intimité.
Au Zef, Charlotte Yonga est l’invitée de Yohanne Lamoulère. Après avoir été elle-même artiste invitée puis associée, c’est la photographe marseillaise qui œuvre à présent sur ce bel espace avec Christopher et son équipe. Et pour boucler la boucle, c’est en découvrant le travail de Yohanne que Christopher, responsable de la communication, eut l’idée d’ouvrir ce lieu à la photo. Ensemble, ils ont fait le choix d’un temps long, deux expos par an, laissant ainsi aux images le temps d’exister. Charlotte Yonga a exposé au festival Circulation(s), au Grand Palais, aux Rencontres d’Arles et dans bien d’autres lieux encore… À Marseille, ses images sont visibles jusqu’à mi-octobre. Aucune excuse donc pour ne pas y aller.
Aline Memmi
Naam Na La. Le sel, le vent de Charlotte Yonga : du 14/03 au 19/10 au Zef (Avenue Raimu, 14e).
Vernissage le 14 mars à partir de 19h, en présence de l’artiste.
Rens. : 04 91 11 19 20 / https://www.lezef.org