Les Noces de Figaro © Hortense Hébrard

Les Noces de Figaro Vs La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro

Figaro-ci, Figaro-là (1)

 

Les Noces de Figaro à l’Opéra de Toulon puis Le Mariage de Figaro au Théâtre de la Criée à Marseille consacrent les liens, selon le cœur et l’esprit, de Mozart avec Beaumarchais. De nombreuses similitudes de caractères et d’affinités, semblables jusque dans leurs contradictions, réunissent ces deux météores du siècle des Lumières, tout aussi multiples et insaisissables l’un que l’autre. Il eût été bien étonnant que, dans le foisonnement convergeant du XVIIIe, le compositeur et le dramaturge n’eussent à faire l’un à l’autre, et qui donc mieux que cet insolent et sémillant Figaro ne pouvait les réunir ? L’opéra-bouffa face à la comédie qui l’a engendré, voilà une coïncidence de programmation dont il faudra profiter.

 

Poète à la cour de Vienne en 1785, le rocambolesque abbé Lorenzo Da Ponte, homme de lettres plus versé dans la bacchanale que dans l’homélie (2), servira de trait d’union entre les deux hommes, à la demande d’un Mozart sensible à la pièce de Beaumarchais, laquelle avait défrayé la chronique l’année précédente à Paris et passionné l’intelligentsia européenne. Le librettiste réussit la prouesse, dans son adaptation italienne, d’ajuster le raffinement piquant avec lequel le mot bien troussé accueillera la note heureuse et sonnante, la syntaxe élégante de l’auteur et les phrasés vif-argent du compositeur, l’efficacité scénique de La Folle Journée de Figaro avec le tourbillon des grands finale mozartiens. Ainsi débutait une collaboration appelée à devenir légendaire, accordant texte et musique dans l’effervescence d’un spectacle où s’abolissent les préséances disputées entre les arts de l’opéra. Le prévoyant Da Ponte prit tout de même soin de délester le sujet de son caractère subversif « qui pourrait blesser la délicatesse et la décence que protège Votre Majesté » (2)), conservant à Figaro le petit air frondeur d’un Scapin dont le monarque éclairé Joseph II s’accommoderait (3). Les Noces de Figaro fut créé à Vienne, au théâtre de cour, le 1er mai 1786.
Auparavant, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais avait subi la censure royale pendant six ans avant de voir Le Mariage de Figaro triompher à Paris le 17 avril 1784. On ne résiste pas à citer la remarque prémonitoire de Louis XVI qu’a posteriori son humour anachronique a rendue fameuse : « Il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. » Le roi céda, la Bastille aussi. « Les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours », avait mis en garde Figaro (Acte V, scène III).
Musicien lui-même (4), le dramaturge est perpétuellement à la recherche d’un théâtre mêlant comédie et musique à laquelle il prête une efficace influence sur scène, où les couplets sur un accord de guitare ne manquent pas. Ses personnages sont des figures à vocation musicale. Son Barbier de Séville, premier volet du triptyque dont Le Mariage de Figaro constitue le panneau central, a d’abord été conçu comme un opéra-comique. Il sera mis en musique par Paisiello en 1782 et entendu par Mozart ; puis bien sûr connaîtra la consécration avec Rossini trois décennies plus tard. Contre toute attente, Beaumarchais invite à Paris le rival de Mozart, Salieri, pour écrire la partition de son brûlot politique, Tarare, sur un livret de l’inévitable Da Ponte, qui sera donné en juin 1787, puis à Vienne en janvier 1788, sans succès. Aurait-il invité Wolfgang Amadeus que le cours de l’histoire (musicale) en eût été changé ? On rêve d’un opéra en collaboration directe entre ces deux francs-maçons qui eût levé ses rideaux sur la Révolution Française… Un Ça ira plein de grâce et d’optimisme aligné sur l’horizon des Lumières dans la substance ambiguë et radieuse du concept !

 

A Marseille

Au Théâtre de la Criée, le metteur en scène insiste précisément sur cette ambivalence : « La gaieté et la volupté avec lesquelles Beaumarchais raconte la vie de château me semblent tout aussi intéressantes que la colère avec laquelle il dénonce ses dysfonctionnements et ses hypocrisies. » Rémy Barché veut faire de l’ivresse que dégage cette Folle journée « un acte de jouissance » à l’intérieur d’un « espace de liberté » dans lequel la bande-son détonante galvanise le texte. « Mais c’est surtout avec les femmes que la pièce construit le plus intensément ce rapport à l’action. C’est par elles que commence un mouvement d’émancipation face au comte », complète la scénographe Adèle Chaniolleau. Les jeunes acteurs de la Comédie de Reims rythmeront ces chassés-croisés entre hommes et femmes, maîtres et valets, en actualisant la lutte des classes et la rivalité des sexes dans « une salle de bal pop » très colorée.

 

A Toulon

Changement de décor. Une large pièce nue aux murs badigeonnés d’un camaïeu de brun sert d’intonaco, ce fond neutre qui doit recevoir les pigments de la fresque. Le metteur en scène Christian Gangneron y a placé un mobilier rare, mobile, essentiel pour créer les plans intermédiaires où les chanteurs évolueront comme dans une scène de genre, avec ce goût trompeur et nouveau de la simplicité que les peintres affectaient au crépuscule de l’Ancien Régime. Ça et là un ruban coloré, un satin chatoyant, une robe de magistrat rappellent le rôle majeur du costume dans le jeu social ou éclairent une gorge négligemment déshabillée en apportant une touche polychrome et sensuelle. Dans ce tableau d’inspiration néoclassique, la palette musicale de Mozart trouve son biotope naturel ; les voix dessinent le modelé des sentiments, l’orchestre leurs teintes légères ou saturées, l’effet fugitif des ombres et des transparences ou au contraire accuse le trait dans la clarté des formes et la puissance évocatrice de la ligne mélodique. La cheffe d’orchestre Eun Sun Kim veillera à l’équilibre de toutes ces nuances et aux tempi fébriles du caractère bouffa.
Ces Noces toulonnaises nous offrent un plateau vocal international, jeune et prometteur. Figaro aura la voix chaude, aux graves bien timbrés du baryton serbe David Bizic ; grand spécialiste des rôles mozartiens, il sait allier verve rayonnante et ironie mordante. Giuliana Gianfaldoni prêtera à Susanna sa sûreté d’intonation pour maîtriser l’un des plus riches portraits de femme dessinés par Mozart, la rondeur de son soprane l’éloignera du stéréotype de la soubrette légère. La soprano brésilienne Camila Titinger interprétera l’émouvante Comtesse Almaviva tandis que le rôle du Comte sera confié au baryton polonais Michal Partyka. La mezzo Anna Pennisi cachera sous le travesti du jeune Chérubin un papillon amoureux à peine sorti de l’adolescence et on retrouvera avec un immense plaisir, dans l’air de vengeance de Bartholo, l’excellent Marc Barrard.
Tout est réuni à Toulon pour accueillir un Mozart de maturité dans la pleine assurance de son lyrisme qui trouve enfin à exprimer, avec la force suggestive du verbe de Beaumarchais, sa confiance dans le caractère perfectible de la nature humaine.

Roland Yvanez

 

  • Les Noces de Figaro de Mozart par l’Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon : du 27 au 31/12 à l’Opéra Toulon Provence Méditerranée (Boulevard de Strasbourg, Toulon).
    Rens. : 04 94 93 03 76 / www.operadetoulon.fr

  • La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro par la Cie Moon Palace d’après Beaumarchais : du 4 au 7/01 au TNM La Criée (30 Quai de Rive Neuve, 7e).
    Rens. : 04 96 17 80 00 / www.theatre-lacriee.com

 

Notes
  1. Air de Figaro, Le Barbier de Séville, G. Rossini[]
  2. Lorenzo Da Ponte – Mémoires (Mercure de France[]
  3. L’empereur Joseph II avait interdit Le Mariage de Figaro dans ses états[]
  4. Beaumarchais fut professeur de harpe des filles de Louis XV[]