Sang neuf
Invitée du sixième Festival Parallèle avec sa dernière création, Sangs (Emata), Argyro Chioti continue avec son collectif Vasistas à réinventer un théâtre corporel et surréaliste. Un théâtre électrochoc.
Lou Colombani, directrice du Festival Parallèle et de la plateforme d’accompagnement de projets Komm’n’Act, compagnonne avec Argyro Chioti depuis longtemps : « Avec Vasistas, nous sommes nés en même temps et ensemble, en 2006. » Pour fêter les dix ans des deux structures, il paraissait évident qu’Argyro présente son travail au Jeu de Paume d’Aix-en-Provence, ville où elle a fait ses études universitaires et, surtout, rencontré Lou et Ariane Labed, avec qui elle a fondé la compagnie Vasistas. D’autant que la jeune femme fait partie des huit jeunes artistes accompagnés par Dominique Bluzet et Les Théâtres sur les cinq prochaines années. Un double « parrainage » qui ravit Lou Colombani : « C’est intéressant car ça questionne la manière dont on travaille autour d’un même artiste, en complémentarité. Nous n’avons pas la même manière de fonctionner, ni les même réseaux ou les mêmes savoir-faire, mais cela ne nous empêche pas de travailler ensemble, au contraire. »
Argyro est, bien sûr, elle aussi enchantée : « C’est une surprise pour moi, je pense que j’ai de la chance, surtout vu la situation en Grèce. Avoir ce lien avec Les Théâtres est un cadeau, une porte qui s’ouvre pour continuer à créer tout en restant en Grèce, mais sans être dépendante d’elle. »
Ariane Labed, indissociable regard artistique d’Argyro et encore comédienne chez Vasistas lorsque sa carrière au cinéma en constante ascension le lui permet, l’a guidée dans la dramaturgie de Sangs. Elle parle avec un enthousiasme admiratif du travail de sa camarade : « C’est une artiste d’une très grande exigence envers elle-même et les personnes avec lesquelles elle collabore ; elle a un amour des hommes si profond qu’elle sait en faire ressortir ce qu’il y a de plus beau, laid, cruel, tendre, grandiose et ridicule. Elle s’inspire toujours de son intimité pour parler de nos conflits intérieurs. Argyro est la première personne à avoir eu confiance en moi en tant qu’actrice. Je lui dois beaucoup et j’espère collaborer avec elle sur tous les projets de notre compagnie. Que je sois sur scène ou non. »
Les trois jeunes femmes sont liées par le même désir de recherche et d’expérimentation et représentent les trois versants — mise en scène, interprétation, production — de la jeune création contemporaine internationale émergente, dont elles comptent parmi les fleurons.
Argyro travaille surtout autour des transformations de gestes quotidiens poussés à l’extrême qui se rapprochent donc de la danse, mais les points de départ ne sont jamais dans le corps performant, plutôt dans sa mutation.
Avec Sangs, la jeune artiste entame une nouvelle étape. Produite par le Centre culturel Onassis (organisme privé qui a pris le relais de l’Etat et œuvre énormément pour le rayonnement de la culture grecque à l’étranger), jouée en 2014 à Athènes et au Théâtre de la Ville à Paris dans le cadre de « Chantiers d’Europe », Sangs est l’une des pièces les plus étonnantes et déroutantes vues ces dernières mois. L’histoire allégorique d’une plaie qui ne se referme pas, sujet principal d’une relation épistolaire entre deux amis dans la Grèce des années 90. On y retrouve l’univers loufoque d’Efthymis Filippou, auteur de la pièce mais aussi co-scénariste des films de Yorgos Lanthimos (Canine, Alps, The Lobster) dans lesquels joue Ariane Labed : un mélange de cruauté, d’humour noir, un ton très pince-sans-rire avec un goût prononcé pour les dialogues autant que pour les situations absurdes. Bien que les personnages parlent beaucoup, l’important n’est pas ce qui est dit mais ce qui ne l’est pas : pourquoi écrivent-ils ? Que se cache-t-il derrière les mots et qu’ils n’arrivent pas à exprimer ? C’est ce qui est le plus fondamental, touchant et drôle dans l’écriture d’Efthymis Filippou, comme le confirme Argyro : « On essaye de décomposer des codes ordinaires. Ce langage que l’on a créé, et que l’on peut retrouver dans les films de Lanthimos, est un monde un peu décalé, qui a ses propres codes, suit sa propre vérité et qui ne dit pas les choses de façon directe. Nous avons vu cette pièce d’une façon purement musicale ; les acteurs passent par tous les stades de la musicalité de la parole orale, jusqu’à une certaine ressemblance avec le slam ou la mise en scène d’un concert d’un groupe de filles punk. »
Associer le rire au sang, aux plaies et autres cicatrices n’était pas un pari gagné d’avance. Le sens de l’absurde, poussé à son paroxysme, permet des ruptures de tons assez déroutantes, nous poussant fréquemment à passer du sourire à une certaine gêne, voire un vrai malaise. Néanmoins, si Sangs (Emata) repose sur une structure narrative plus solide et une écriture plus précise que les précédents spectacles d’Argyro Chioti (Spectacle, Domino), il conserve cette dimension ludique et assez pop qui en faisait déjà tout le sel. Dimension pop ici accentuée par la place prépondérante des chansons et de la musique live. La gestuelle de Vasistas est toujours là, avec cette manière de bouger si singulière, cette dimension chorégraphique et ces personnages un peu désincarnés. Certains trouveront qu’il en ressort une certaine distance, mais Argyro Chioti ne vise absolument pas une forme de réalisme ou un ton naturaliste, elle travaille avant tout sur le corps et sur la langue. Ce qui fait la force de sa démarche.
Artiste intègre et déterminée, Argyro Chioti est en recherche constante : « Il y a quelque chose que l’on peut reconnaitre dans toutes mes pièces, même si elles semblent être totalement différentes : le fond et quelques codes esthétiques, un langage, une qualité de présence… Même si je n’aime pas m’ennuyer et qu’à chaque nouvelle création, je cherche une autre voie, une forme que je n’ai pas explorée ou quelque chose qui va me surprendre moi-même. »
Au-delà du caractère ludique et surréaliste de Sangs, Filippou et Chioti évoquent aussi, par le prisme de la métaphore, la situation actuelle de la Grèce : « Sangs parle indirectement, en passant par l’intimité des personnes sur scène, du présent de la Grèce, mais aussi, d’une façon ou d’une autre, du bonheur artificiel des années 90, de cette façade loin de la réalité des choses. Ce qui peut aussi caractériser notre présent. En fait, c’est en cela que la plaie qui ne se ferme pas peut fonctionner d’une façon symbolique. Comment gère-t-on nos plaies et, si on les voit, comment les soigne-t-on ? Actuellement, c’est très dur pour tout le monde… En tant qu’artiste, j’essaie juste de continuer à travailler malgré tout, car c’est ce que je sais faire. »
Si la plaie de Dimitri continue de couler après quatre ans de saignements permanents, elle finit par cicatriser et le personnage peut reprendre une vie « normale »… Il est encore difficile de prédire quel sera l’avenir économique de la Grèce, mais quand on voit la vitalité de sa scène théâtrale et notamment de la compagnie Vasistas, on est tout à fait en droit de croire en de beaux lendemains.
Marie Anezin et Laurent Suavet
Sangs (Emata) était présenté le 29/01 au Théâtre du Jeu de Paume (Aix-en-Provence), dans le cadre du Festival Parallèle