Portrait | Philippe Pujol
Albert Monstre
L’auteur de Marseille porte du Sud aurait sûrement apprécié le clin d’œil. Il n’aurait probablement pas non plus renié le goût prononcé pour l’encre bien noire du 76e lauréat du prix portant son nom. Rencontre décontractée autour d’un café.
Le type donne ses interviews au bistrot du coin. Acagnardé en terrasse, la silhouette nonchalante et le regard noir. Le parfait quadra d’origine corse, jeans, sobre blouson de cuir et calvitie de bon aloi (et c’est un chauve qui le dit). La carcasse trahit l’ancien rugbyman amateur, le débit un appétit vorace pour « la suite ».
Il faut dire que l’histoire tient autant de la trajectoire atypique que du feu d’artifices. Enfance marseillaise à la Belle de Mai, un lotissement de fonctionnaires et de la classe moyenne mais aux premières loges pour assister en direct à la paupérisation du quartier. La première immersion du futur grand reporter, mais pas la naissance d’une vocation pour autant. La biologie d’abord, l’informatique ensuite, la presse enfin mais par la voie du journalisme scientifique. Vient ensuite le stage de localier à La Marseillaise et cette porte ouverte sur les faits-divers. C’est le déclic : le scientifique a trouvé son sujet d’étude, l’énergique à la Monfreid tient sa mer rouge.
Le résultat ? Quartiers shit, une série d’articles qui lui vaudront ni plus ni moins que le prix Albert Londres 2014. Pour faire simple : l’équivalent d’un Oscar pour Caprio, d’un Ballon d’or pour Messi ou des cinq bons numéros plus le complémentaire pour tous les autres.
Mais la gloire ne protège pas pour autant de la crise, son journal est en dépôt de bilan et, à tout seigneur, tout honneur, il en sera le premier licencié économique, au nom d’une logique implacable : son prix devrait lui permettre de retrouver plus facilement du travail. Le même principe, sans doute, qui amène l’Olympique de Marseille à revendre illico presto ses meilleurs joueurs. En même temps, ils n’avaient pas tout à fait tort, les dinosaures de la PQR, et le Pulitzer français n’est pas resté longtemps les bras croisés ; deux bouquins vont suivre rapidement. Si le sujet reste le même, la focale change, le cartésien reprend la barre et décortique le phénomène rouage par rouage. Celui du trafic dans les quartiers dans French deconnection, celui d’une économie de trafic à l’échelle d’une ville entière (la nôtre !) dans La Fabrique du monstre, le puzzle s’emboite pièce par pièce sous nos yeux, le constat est atterrant et n’engendre pas l’optimisme…
Et maintenant ? Pour qui a lu ses livres, une adaptation à l’écran semble plus qu’évidente. Les propositions arrivent, l’occasion pour l’éternel journaliste de découvrir un nouveau monde, avec beaucoup de circonspection certes, mais quelques idées déjà bien ancrées.
Une fiction plutôt qu’un documentaire, rien de précis, juste une couleur, des références (où The Wire et Spike Lee arrivent en tête). Avoir un œil et une oreille sur la musique aussi (le boulimique éclectique joue lui-même de la guitare), rien d’arrêté mais un rapprochement avec Akhenaton serait en cours. Là encore, le bonhomme avance en « envoyant les mains », le champ des possibles s’est élargi et stimule son énergie. Pourquoi ne pas faire de Marseille le Hollywood français (on vous tiendra au courant) ? Il concède voir grand, convaincu que de toute façon, « ils se chargent de te faire redescendre. » Beaucoup de possibilités donc, mais aussi une certitude : pas question de finir crimino-marseillologue. Un dernier livre sur les Gitans de la Renaude en collaboration avec le photographe Gilles Favier va sortir et Marseille, c’est fini. Un western ? Une visite guidée des Droites en Europe ? Les deux et encore beaucoup d’autres ? Pour Albert Londres, le métier de journaliste ne consistait ni à faire plaisir, ni à faire du tort, mais à porter la plume dans la plaie. Dans le monde de Télétubbies dans lequel nous vivons, gageons que Philippe Pujol trouvera rapidement une nouvelle plaie à explorer de son insatiable bistouri. On avoue attendre le résultat avec une malsaine gourmandise.
Laurent Centofanti
Putain de Marseille !
Une couche de trafic, une couche de corruption, une couche de banditisme, une grosse couche de misère et on recommence. Le millefeuille marseillais décortiqué par Philippe Pujol, ou comment tout se tient pour faire un beau gâteau… A vous en couper l’appétit.
Son précédent livre permettait aux non initiés d’appréhender précisément les différents rouages du trafic de drogue à Marseille, sans connaître le vocabulaire et les codes en vigueur. Du chouff à la nourrice, French deconnection offrait un panorama complet et documenté sur une économie aussi structurée qu’une consciencieuse PME.
Dans La Fabrique du monstre, l’ambition est d’élargir résolument le cadre. Et s’il n’y avait pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre ?
Ce qui est décrit dans ce livre va plus loin qu’une simple tentative de démonter une vision manichéenne des problèmes dans lesquels Marseille s’englue depuis des décennies (toujours ?). Politiques et institutionnels, petit, moyen et grand banditisme, syndicats, clients et traine-misère s’entendant tous, plus ou moins tacitement, à faire perdurer un système qui, de haut en bas de ses différentes pyramides, est bâti sur la maîtrise (par la dépendance) et l’exploitation (souvent consentie) de l’échelon inférieur. Au-delà du blanc et du noir, du gris partout. Le plus sidérant restant la synergie bien huilée avec laquelle tout le monde semble ramer dans la même direction sans qu’il ne soit vraiment nécessaire que quiconque ne donne la cadence. Comme à son habitude, l’auteur reste fidèle à son approche scientifique. Chapitre après chapitre, les différentes strates sont démontées et mises sur la table. Chacun y a droit et on peut dire que Pujol rend équitablement à César ce qui lui appartient. Bien sûr, le particularisme de la fédération socialiste des Bouches-du-Rhône comme la propension de notre bouillante jeunesse à jouer de la Kalash n’avait échappé à personne. Andrieu, Guerini, F.O, le même maire pendant un quart de siècle, tout ça racontait déjà une drôle d’histoire à qui voulait bien l’entendre, mais quand même… Marseille a des boutons plein la gueule, du petit eczéma à la pustule bien purulente, et voilà qu’après la visite de cette Fabrique là, on apprend qu’un foisonnant réseau souterrain unit l’ensemble, bouton et furoncle main dans la main. Un début d’explication pour ceux qui se demandaient comment un bordel pareil pouvait tenir debout. Contre toute attente, l’auteur n’est pas un pessimiste. Marseille reste pour lui une ville où l’on se parle encore (même si c’est pour se traiter d’enculé ?), une chance qui lui fait espérer un changement prochain. En attendant le grand soir, voilà déjà une lecture édifiante, histoire de patienter.
LC
Philippe Pujol – La Fabrique du monstre (Editions des Arènes, 2016, 20 €)
Rens. : www.arenes.fr