Identité Remarquable | Redwane Rajel
Planches de salut
Des cellules de la prison du Pontet au Festival d’Avignon, le parcours de Redwane Rajel se devait d’être joué sur scène pour qu’on puisse le croire. À quelques encablures de la première de son seul en scène À l’ombre du réverbère produit par le Théâtre Gymnase-Bernardines, le comédien vauclusien revient avec nous sur son histoire pour le moins atypique.
Parfois, on a besoin de personnes comme Redwane Rajel pour nous faire découvrir, là où tout semble avoir déserté, des lieux où la culture habite les murs et anime les cœurs dans un unisson tranquille. Les murs de l’église de la Tour Sainte sont, eux, bien visibles quand on roule sur les hauteurs de Sainte-Marthe. Le clocher de l’église nous guide jusqu’au bout d’une traverse bétonnée et, quand il disparaît derrière le feuillage des arbres, les échos sourds des tambours de fanfare finissent de diriger notre curiosité vers le perron de l’église désacralisée. C’est ici que nous rencontrons Redwane Rajel. Le comédien de quarante-huit ans est un homme pressé. Pressé de transmettre ce qu’il connaît et de nous faire découvrir ce tiers-lieu culturel unique, mais surtout pressé par la dizaine d’enfants qu’il supervise dans le cadre d’un atelier d’improvisation théâtrale. Les murs de la Tour Sainte sont devenus comme un refuge pour l’imposante carrure de l’Avignonnais, qui y répète son seul en scène programmé pour la fin du mois de juin au Off d’Avignon, mais qui profite aussi de cette oasis de verdure au milieu des quartiers Nord pour nourrir les chevaux qui peuplent le champ derrière l’église, en compagnie de sa fille de tout juste cinq ans. L’existence de Redwane Rajel semble être apaisée en cette soirée de printemps. Pourtant, quand il se livre sur lui-même, on comprend vite que son affect pour l’effervescence culturelle locale ne se cantonne pas à un loisir dominical de famille, mais revêt l’aspect d’un besoin viscéral de faire vivre l’univers de sa deuxième chance.
Redwane grandit en plein cœur de la Cité des Papes, dans l’un des quartiers sensibles d’Avignon. Rien ne le prédestine à monter sur les planches un jour, si ce n’est les tirades lointaines que sa curiosité saisit à la volée en passant devant le Cloître des Célestins. Comme il le dit lui-même : « À l’époque, on nous disait que c’était pas pour nous. » C’est d’abord par le sport que notre homme s’illustre. Membre de l’équipe de Provence d’aviron, puis boxeur professionnel, ce sont les rames et les gants qui l’amènent pour la première fois à Marseille, « pour se frotter avec les meilleurs ». Cette combativité amère dont le comédien fait preuve, il l’intègre très jeune, et non sans stigmates puisqu’elle le poussera un jour à porter le coup de trop lors d’une rixe en 2013, et à passer six années en détention. Redwane découvre alors l’univers carcéral, l’isolement, la vie loin de ses enfants, les parloirs avec son ami Cyril Abidi, champion français de kickboxing, ainsi que les lettres du professeur de philosophie Marc Rosmini « qui maintiennent [son] lien avec la société » et le poussent à réfléchir sur le sens de la peine qu’il purge. Mais surtout, ce sont les regrets et l’envie d’avancer qui nourrissent son expérience de la prison. Une envie qui se matérialise autour d’une rencontre, celle du metteur en scène et alors directeur du Festival d’Avignon Olivier Py, qui anime régulièrement des ateliers de théâtre à la prison du Pontet. Au cours de ces ateliers, Redwane apprend les rudiments de la scène, il dompte certaines émotions en les jouant, et entame de ce fait un travail exutoire qu’il qualifie de « salvateur ». Très rapidement repéré par Olivier Py, Redwane est invité par le dramaturge à répéter le rôle de Créon dans son Antigone prévue pour l’été 2018. Sous le coup d’une permission accordée par le juge, l’ancien boxeur sort donc de prison pour rendre la justice sur scène en tant que roi de Thèbes. L’image est inspirante et elle installera dans le cœur du comédien un amour indéfectible pour l’art de la scène. L’habitué des esquives et des crochets n’était manifestement pas prêt pour éviter ce coup de théâtre, et trouve par le biais de la scène un moyen de briser les murs de sa cellule.
Début 2019, Redwane Rajel le sait, la vie en dehors de la prison sera fondamentalement différente. Si le comédien sait qu’il sera appelé par le théâtre, il conserve de longues interrogations sur ce qu’il appelle « [sa] légitimité à aller au-devant de la scène. » Sa conscience lui rappelle que rares sont ceux qui peuvent se permettre de continuer le théâtre après la prison. Alors, Redwane nous confie, avec une espèce d’humilité débonnaire, qu’il se considère avant tout comme « un privilégié » parvenu à allier sa passion et sa réinsertion dans la société.
En 2019, il découvre le travail du metteur en scène Joël Pommerat et obtient l’opportunité de se professionnaliser à ses côtés en intégrant la compagnie Louis Brouillard que ce dernier dirige. À partir de cet instant, les portes des théâtres français s’ouvrent à lui dans un rythme effréné : la pièce Amour (2) est nommée aux Molières et Redwane Rajel confie avoir « trouvé une famille qui met de l’humain au bout des choses. » La troupe le rapproche du théâtre sans pour autant l’éloigner de son passé de prisonnier, et forme par l’intermédiaire de l’association En Suite, aussi parrainée par Joël Pommerat, une passerelle bienfaitrice entre la prison et la scène. Avec En suite, Redwane donne de la perspective à des détenus de la prison du Pontet. L’association promeut une transition entre la détention et la vie professionnelle par le biais d’ateliers de théâtre que l’artiste est invité à animer. Dans une sorte de relais symbolique, le comédien donne du sens à sa vocation, et boucle « un processus auquel il doit beaucoup ». Ce relais culturel, Redwane le conduit jusque dans les locaux du restaurant solidaire l’Après M dans le quartier de Sainte-Marthe. Là-bas, il anime depuis près de huit mois des ateliers de stand-up à destination de la jeunesse des quartiers Nord, avec l’appui du Théâtre Gymnase-Bernardines, qui produit d’ailleurs son seul en scène. Une heure de rigolade hebdomadaire, tel est le joyeux remède qu’il prescrit à un groupe d’une quinzaine de jeunes. En revanche, l’ambition de ces ateliers n’a rien d’une blague, puisque deux des membres des « Talents de l’Après M » se produiront au mois de juin sur la scène des Bernardines dans le cadre du Marseille Stand Up Festival.
L’histoire de Redwane Rajel est à l’image d’un texte de théâtre, recouverte de ratures, de couleurs et de traits de liaison. Il était celui que la scène est venue trouver en prison, et s’est précipité à son tour dans toute la Provence pour donner à voir ce que le théâtre peut offrir. Alors, avec l’aide de l’écrivain Bertrand Kaczmarek et du metteur en scène Enzo Verdet, le comédien sort de la formule pour plonger dans le réel en faisant véritablement de sa vie une pièce de théâtre, le temps d’un seul en scène introspectif intitulé À l’ombre du réverbère. Ce travail, dont le comédien tient à rappeler qu’il est collectif, retrace pourtant l’histoire d’un seul homme : un Avignonnais que le théâtre a frappé comme la foudre, et qui court sans relâche depuis, pour allumer le feu de la comédie partout où elle doit éclairer la vie.
Paul Cayre
À l’ombre du réverbère : du 29/06 au 21/07 au Théâtre Transversal (Avignon), dans le cadre du Off d’Avignon.
Rens. : www.lestheatres.net