Rassemblement contre Zemmour : la justice s’emballe contre trois antifascistes
Lundi 27 février, deux hommes et une femme devaient comparaître pour des « violences en réunion » contre des policiers, à Marseille, lors du rassemblement contre l’ouverture du local de Reconquête, le 2 février. Ils dénoncent un « dossier vide » qui les a conduits à la prison des Baumettes pour quatre jours.
Sur le papier, le rassemblement du 2 février contre l’ouverture du local marseillais de Reconquête, le parti d’Éric Zemmour, s’annonçait plutôt paisible. L’appel à manifester portait la signature de plusieurs organisations qui, de Solidaires à SOS Racisme, n’ont pas l’habitude d’être cataloguées comme « à risque ». Pourtant, le dispositif policier déployé ce soir-là semblait anticiper des débordements violents. Et sur les quelque 200 manifestants antifascistes, trois sont repartis menottés. Mis en cause notamment pour « violences en réunion avec arme » sur trois policiers, ils devaient comparaître le lundi 27 février devant le tribunal correctionnel de Marseille. Leur procès aura lieu le 22 mars.
Le traitement de cette affaire interroge. Au terme de leur garde à vue, les militants ont passé quatre nuits en détention provisoire aux Baumettes. Cette décision, très inhabituelle pour trois personnes au casier judiciaire vierge, a suscité l’indignation dans les cercles militants marseillais. Et les éléments de l’enquête consultés par Marsactu et Mediapart contiennent plusieurs incohérences qui mettent à mal la version policière.
Selon le procès-verbal d’interpellation, il est 18 h 20 lorsque la police passe les menottes à un premier manifestant. Le rassemblement a commencé trente minutes plus tôt et « la police devient agressive, ce qui fait fuir les personnes âgées », témoigne Hervé Menchon, adjoint (EELV) à la mer, venu manifester avec d’autres élus. Pour ce dernier, « la réaction policière était disproportionnée. Un CRS m’a dit qu’ils étaient là pour contenir les “ultragauchistes”. Leur attitude était caricaturale. »
Témoignage policier contre vidéo amateur
Arthur*, 22 ans, est le premier interpellé. C’est un gardien de la paix de la CDI 13, une compagnie départementale spécialisée dans le maintien de l’ordre, qui rédige le procès-verbal. Ce soir-là, Benjamin B. fait partie d’un groupe de policiers en civil chargés de « mettre en place une surveillance discrète d’un groupe d’opposants politiques. »
« Masqué par un cache-cou », Arthur aurait lancé « une grosse pierre » en direction du « bouclier » d’un CRS, écrit le gardien de la paix. Une vidéo amateur a capturé la suite de la séquence en plan large, depuis l’autre côté de l’avenue. On y voit Arthur maintenu au sol par quatre policiers en civil, le ventre plaqué sur le trottoir. Lorsqu’il affirme « j’ai pas jeté de pierres », un policier lui répond « ta gueule ». Pendant ce temps, une charge policière pousse le groupe de manifestants hors du champ. Arthur est donc seul mais sur le procès-verbal, Benjamin B. affirme être « face à de nombreux individus hostiles qui tentent de libérer l’interpellé. »
En passant les menottes au jeune homme, un autre policier, Thomas S., affirme ressentir une « vive douleur » au majeur de la main gauche. Quant à Benjamin B., il écrit qu’un deuxième individu, Ulysse* (19 ans), surgit à ce moment-là et lui donne « un violent coup de pied au niveau de l’entrejambe ». Les policiers expliquent être alors entourés par « une soixantaine d’individus hostiles » et « recevoir de nombreux coups de pieds ». Selon plusieurs témoins, ces policiers en civil, qui ne portaient pas leur brassard, auraient pu être confondus avec des sympathisants d’Eric Zemmour, ajoutant au désordre général.
Un « collègue en civil » introuvable
La même confusion entoure l’arrestation de la troisième mise en cause, Julie*. Cette femme de 32 ans est interpellée dix minutes plus tard par des CRS. Auditionné après les faits, le policier interpellateur raconte la scène : pendant une charge, Julie aurait été identifiée dans un groupe d’une « vingtaine de personnes » en train de « rouer de coups » un « collègue en civil » au sol. Problème : ce « collègue en civil » n’a jamais été retrouvé.
La brigade anticriminalité (BAC), qui travaille en civil, ne signale « pas de victime de ces faits », précise un procès-verbal daté du lendemain. La CDI 13 indique également « ne pas avoir de blessés dans [ses] rangs concernant cette affaire ». Le 4 février au matin, alors que Julie se réveille de sa deuxième nuit en garde à vue, l’enquête se conclut sur une étrange pirouette intellectuelle : « Vu l’absence de fonctionnaire blessé autre que ceux cités dans la procédure supra [celle visant Arthur et Ulysse, ndlr], la victime de la présente procédure est donc identifiée comme étant le gardien de la paix Benjamin B., affecté à la CDI 13 de Marseille. »
L’avocate de la jeune femme, Charlotte Bonnaire, explique n’avoir « jamais vu ça ». « Déjà, normalement, on n’a pas besoin de rechercher des policiers victimes parce qu’ils se manifestent d’eux-mêmes. Et là, étant donné que personne ne se manifeste, l’enquête a simplement copié-collé le nom du policier qu’on trouve dans l’autre procédure ! »
Au soir du 4 février, les trois manifestants poursuivis sont placés en détention provisoire aux Baumettes, dans l’attente de leur procès. Dans le cadre d’une « comparution immédiate à délai différé », tous sont renvoyés devant le tribunal le 27 février pour « violences en réunion avec arme », « participation à un attroupement après la sommation de dispersion » et « dissimulation du visage ». Julie doit aussi être jugée pour avoir refusé de donner ses empreintes digitales.
Quatre nuits aux Baumettes
Tous étudiants ou salariés, pourquoi n’ont-ils pas été simplement placés sous contrôle judiciaire ? Selon le parquet, puis la juge des libertés et de la détention de permanence ce soir-là, la prison était « l’unique moyen » d’empêcher un « renouvellement de l’infraction » et une « concertation frauduleuse » entre eux. Une mesure « disproportionnée » pour Charlotte Bonnaire : « Je ne suis pas polémiste mais pour moi, c’est une mesure-sanction. On a voulu donner une leçon à ces personnes. » Une leçon « incompréhensible » pour Philippe Chaudon, qui estime que son client, le jeune Ulysse, « n’avait rien à faire en prison. »
Le 8 février, après quatre nuits aux Baumettes, les magistrats accèdent finalement à leur demande de remise en liberté. Lors de cette audience, la représentante du ministère public estime que « ce n’est pas ce type d’individus qui doivent remplir la maison d’arrêt des Baumettes », déjà occupée « à 170 % ». Pourquoi le parquet de Marseille avait-il donc requis la détention provisoire quatre jours plus tôt ? Ce dernier n’a pas donné suite à nos sollicitations.
En prévision du procès, le parquet de Marseille a formulé deux demandes. La première : visionner les caméras d’une banque située à proximité de la scène. Sans succès. La procédure consultée par Marsactu et Mediapart parle en effet d’images « inexploitables ». Ce que regrette Charlotte Bonnaire : « Dans les petites rues du centre-ville, on sait que c’est parfois difficile de retrouver des caméras parce qu’elles sont cassées ou mal orientées. Mais sur l’avenue du Prado, c’est plus rare. » Deuxième demande : obtenir les certificats médicaux des policiers se disant victimes. Selon nos informations, plusieurs fonctionnaires se sont constitués parties civiles.
« Des policiers m’attrapent, je me laisse faire »
Avant la manifestation, les trois prévenus ne se connaissaient pas. Le plus jeune, Ulysse, 19 ans, est un étudiant proche de LFI et de l’Unef, qui vit encore chez ses parents. Arthur, âgé de 22 ans, travaille comme accompagnant d’élève en situation de handicap (AESH). Quant à Julie, 32 ans, membre de Solidaires, elle suit actuellement une formation professionnelle. Dénonçant un « dossier vide » auprès de Marsactu et Mediapart, Julie conteste toute violence sur des policiers et s’étonne de la manière dont s’est déroulée son interpellation, après « plusieurs charges » et gazages visant à éloigner les manifestants du local de Reconquête, où les invités « nous filmaient et nous prenaient en photo depuis l’étage. »
« Dans la confusion, des policiers arrivent dans mon dos et m’attrapent, je me laisse faire », affirme la jeune femme qui n’avait jamais été placée en garde à vue auparavant. Une fois au commissariat, elle décide d’exercer son droit au silence et n’imagine « pas du tout » se retrouver en détention provisoire. Aux Baumettes, « personne ne comprenait que je sois là, assure-t-elle, que ce soit le personnel pénitentiaire ou le médecin. J’avais très peur de ne pas pouvoir passer mon diplôme de moniteur d’atelier, le jeudi 9 février, alors que je travaillais depuis un an. » Libérée la veille, elle l’a finalement passé et obtenu.
Clara Martot Bacry & Camille Polloni (Mediapart)
* Les prénoms ont été changés