Rencontres d’Averroès, « La Méditerranée, figures du tragique »
Averroès fait florès
Mettant le tragique et ses figures au centre de leurs débats, les seizièmes Rencontres d’Averroès se poursuivent avec le même credo : servir l’échange et la pensée.
Conçues et créées par Thierry Fabre, organisées et produites par l’Espace Culture, les Rencontres se développent autour de quatre axes, dont les vocations se complètent pour « approfondir et étendre », selon les mots de leur concepteur.
Approfondir, car des sommités de diverses disciplines se rassemblent autour des questionnements définis pour échanger et débattre : ce sont les tables rondes, premier axe, à la fois cœur et point d’orgue de l’événement. Elles s’avèrent en effet la raison d’être, non seulement des Rencontres, mais aussi du ralliement de toutes les manifestations qui, tout au long du mois de novembre, auront labouré et ensemencé, parfois de façon plus accessible, les champs d’exploration et de réflexion qu’aborderont les penseurs. Leurs échanges, qui attirent depuis la création de l’évènement un public toujours plus nombreux, feront l’objet d’une diffusion radiophonique sur le Web, et, comme chaque année, d’une édition de librairie.
Labellisé « Sous le signe d’Averroès », le deuxième axe présente une palette d’expressions (cinéma, théâtre, expos…) où la part belle est faite à l’image en tant que réflexion ; réflexion en appelant une autre, puisqu’un débat fait suite à chaque projection.
Le troisième volet propose un dispositif intitulé Averroès Junior à destination du jeune public, de l’école primaire au lycée, qui se décline en projections, ateliers, représentations et rencontres courant jusqu’au printemps 2010.
Dernier axe et non des moindres, tant il valide la devise « Penser la Méditerranée des deux rives » : la création, à Rabat, des Rencontres Ibn Rushd — nom arabe d’Averroès, qui mourut à Marrakech en 1198 et fut un passeur de culture d’importance sur le pourtour occidental de la Mare Nostrum. Une édition marocaine qui a gardé les principes de son aînée phocéenne, notamment celui de choisir des thèmes en prise directe avec l’actualité. N’échappe pas à cette règle le sujet de ce seizième cru, qui considérera le tragique depuis son origine antique jusqu’à son expression « de l’absurde », mais posera aussi le terrorisme comme l’une de ses formes modernes.
Heureuse coïncidence, la première manifestation « Sous le signe » a eu lieu le dernier jour de l’exposition Dessine moi la Paix en Méditerranée, dont la visée est identique : aller au-delà des apparences et des différences, balayer les idées reçues et les a priori, mais aussi et surtout revendiquer une pensée libre et rationnelle que symbolise Averroès, injustement mis au ban de la pensée européenne et déclaré « politiquement incorrect » par les autorités religieuses au XIIIe siècle.
Lenny Bruce, inspirateur américain des Desproges et autres Bedos, disait « Nègre ! Nègre ! Nègre… Je dirai ce mot jusqu’à ce que plus un seul enfant noir ne pleure en l’entendant. » Parler, échanger, agir pour étendre la connaissance, de l’autre mais aussi en tant que telle, la servir en présentant des œuvres, en provoquant des rencontres, des débats passionnants et/ou passionnés, tel est l’objectif, si clairement défini et atteint que Bernard Latarjet a évoqué pour 2013 la possibilité de « super Rencontres d’Averroès » courant sur toute l’année. Belle perspective pour une vingtième !
Frédéric Marty
Rencontres d’Averroès, « La Méditerranée, figures du tragique » : jusqu’au 6/12 à Marseille. Tables rondes les 27 & 28/11 à l’Auditorium du Parc Chanot (8e). Rens. 04 96 11 04 61 / www.rencontresaverroes.net
L’interview
Michel Guérin
Michel Guérin, philosophe, enseignant de l’Université de Provence et membre de l’Institut Universitaire de France, nous éclaire sur le thème des Rencontres : « La Méditerranée, figures du tragique ».
Quelle distinction faire entre tragédie et drame ?
Si l’on s’en réfère aux origines, la tragédie, liée aux grandes dionysies d’Athènes, est emblématique selon Nietzsche du passage d’une période archaïque (celle de l’épopée d’Homère) à la naissance de la pensée laïque (philosophie platonicienne). Il faudra attendre le théâtre élisabéthain pour que la tragédie se constitue en genre littéraire : Shakespeare en est le plus grand représentant. Son œuvre est traversée par un tragique de la violence, du bruit, de la fureur, de l’apparence et des songes. Ce qui est en jeu, comme le notera Bataille plus tard, c’est l’expérience de l’impossibilité de cerner l’homme, « ce monstre incompréhensible » d’après un autre grand tragique, Pascal. Ajoutons que le héros tragique se distingue par sa dimension démesurée du drame (qui reste extérieur à celui qui le subit) et nécessite un consentement ainsi qu’une vaillance jusqu’au-boutiste. En somme, tout drame (du grec « drama » : action) n’est pas tragique, alors qu’« Autour du héros, tout devient tragédie… »
Comment cette réflexion sur le tragique s’inscrit–elle dans le cadre des Rencontres d’Averroès ?
Tout d’abord, précisons qu’il n’y a pas de tragédie inhérente aux trois grandes religions monothéistes. En revanche, il y a une tragédie humaine et politique. Selon moi, la dimension tragique de la situation au Proche-Orient fait écho à la définition hégélienne : « Deux puissances qui ont leurs raisons toutes les deux. » Cette incompatibilité spirituelle et matérielle est exclusive et met en évidence toutes les allures de l’absurdité, de l’incompréhension réciproque et du duel. Et donc du tragique, qui a trois traits définitoires : le duel, l’impasse (ou l’aporie) et la démesure.
Quelle sera votre problématique lors de la deuxième table ronde « Dieu et le tragique » ?
Elle sera fondée sur l’idée suivante : la tragédie grecque est un combat qui suppose les dieux. La question est de savoir si la tragédie est compatible avec le monothéisme. Il me semble que non, en ce qui concerne le dogme et le fond de croyances. Seule la figure de Jésus, dans une position apparente de la victime émissaire, pourrait être perçue comme un élément tragique en ce qu’elle implique l’acceptation de la condition humaine jusqu’à la mort, ou l’effondrement du verbe dans la chair. Il ne peut y avoir tragédie que dans la mesure où, selon Nietzsche (NDLR : cf. La Naissance de la tragédie), les hommes ont créé les dieux par culpabilité et les ont tués par vindicte de ce qu’il représentaient. En résumé, il existe une relation équivoque du psychisme humain par rapport à Dieu : on en a besoin pour le tuer, c’est ça le tragique. Le tragique ne peut s’affranchir du sacré.
Si la tragédie se définit par la notion de démesure, quelle est pour vous la démesure contemporaine ?
C’est le nihilisme, « la dévaluation des valeurs jusqu’ici tenues pour les plus hautes » (Nietzsche). C’est-à-dire l’effondrement de toutes les grandes croyances et valeurs à partir desquelles la vie humaine se repérait. Au fond, l’homme se retrouve face à un « tout est permis ». Dès lors, cette dédivinisation et ce désenchantement nous mènent vers l’aporie : dévastation écologique, manipulation génétique, une perte du sens sous une prolifération de signes.
La mission de l’art n’est-elle pas de participer à un réenchantement du monde ?
Le principe même du nihilisme suppose l’irréversibilité : « Les dieux sont partis », note Heidegger. On ne peut réenchanter un monde profane. Il n’y a pas de substitut, l’art relève davantage du questionnement que du réenchantement. Je sens dans l’art contemporain une inquiétude, une tentative de recherche de pistes nouvelles. Bourriaud définit l’artiste comme un « sémionote » qui explore des significations et des signes, mais le système linguistique ou algorithmique ne fait pas sens par enchantement ! L’art est là non pour mettre à portée mais pour mettre hors de portée. Aussi, il est à craindre que la dimension ludique prévale sur le sens et favorise l’absorption de l’art par l’hyper capitalisme (exemple : le kitsch chez Koons). Nous sommes passés du stade de communiants à celui de communicants. Pour compléter le sentiment tragique, il faut évoquer la joie, « plus profonde que la douleur », comme l’écrit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Camus célèbre aussi une tragédie solaire méditerranéenne à travers les dernières lignes de Noces : « J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé au cœur d’un bonheur royal. »
Propos recueillis par Marika Nanquette-Querette, Anne Faurie-Herbert et Nathalie Boisson
Table ronde « Dieu et le tragique » : le 28 (10h) à l’Auditorium du Parc Chanot.
A lire :
Michel Guérin, Nihilisme et modernité, Essai sur la sensibilité des époques modernes, de Diderot à Duchamp (éd. Jacqueline Chambon, 2003)
« Jésus est-il tragique ? », article qui sera publié le 27 dans La Croix
Penser l’art (Histoire de l’art et esthétique), sous la direction de Jean-Noël Bret, Michel Guérin et Marc Jimenez (éd. Klincksieck)
La photographie est un sport de combat
Réalisées entre 1958 et 1961, les Images d’Algérie de Pierre Bourdieu témoignent à la fois de la genèse de son projet sociologique et d’un état du monde. Photographie d’un pays en pleine guerre anticoloniale.
Lorsque Pierre Bourdieu arrive en Algérie en 1958 pour enseigner la philosophie à l’université d’Alger, il n’a aucune intention d’y réaliser une enquête sociologique — même si c’est justement cette immersion dans une réalité politique et sociale complexe qui fera naître sa vocation. Aussi s’empare-t-il pendant son séjour de la photographie pour tenter « d’affronter le choc d’une réalité écrasante » et non dans le but de réaliser un projet photographique défini. La photo joue alors le rôle de vecteur, d’outil, ou encore de médiateur entre lui et le monde : en tentant d’impliquer l’Autre dans le processus photographique (une part importante des cent cinquante photos présentées est constituée de portraits), en étant un moyen d’ajuster son regard d’intellectuel parisien à la réalité algérienne ou encore en essayant d’opérer une conversion du regard. Si les photos sélectionnées ici s’inscrivent donc dans une démarche conjoncturelle qui témoigne du tâtonnement du chercheur, les textes et concepts clés développés plus tard par Bourdieu accompagnent les images et structurent leur présentation. Conférant par là même une réelle valeur documentaire aux photographies, toutes datées et situées.
Texte : Elodie Guida
Photo : Fondation Pierre Bourdieu, St Gall/Camera Austria, Graz
Images d’Algérie – Pierre Bourdieu, un photographe de circonstance (dans le cadre des Rencontres à l’Echelle et des Rencontres d’Averroès) : jusqu’au 6/12 au Mucem (Espace George Henri Rivière, entrée par Esplanade Saint-Jean, 2e).