Retour sur le festival ActOral
On n’est pas sérieux quand on n’a pas encore dix-sept ans
Comme promis, la singularité était au rendez-vous de la seizième édition d’Actoral, également marquée par la rencontre entre les artistes, les publics et les arts.
Si Hubert Colas se défend d’un fil rouge reliant les propositions entre elles, force est de constater que dans certaines de celles que nous avons vues, malgré leurs différences, une même idée se détachait : celle de la rencontre, qu’il s’agisse de mélanges de genres (la musique et le théâtre par exemple) ou de frottements entre les groupes de personnes (amateurs/professionnels, performers/spectateurs). Les artistes du Temps fort belge ont particulièrement brillé par leur humour décalé et leur auto-dérision.
En ce qui nous concerne, Actoral a d’abord capté notre attention avec All Ears, de Kate McIntosh, qui jouait aux Bernardines. A mi-chemin entre une étude de sondage et une performance interactive, All Ears propose une réflexion attentive sur nos habitudes, nos goûts, ce qui nous différencie les uns des autres et ce que nous avons en commun. Avec une distance bienveillante et beaucoup de finesse, l’artiste dresse peu à peu une cartographie ludique et complexe de la salle selon les typologies de personnes : les ponctuels et les retardataires, les voleurs, ceux qui aiment le bruit de la pluie lorsqu’ils sont bien au chaud à l’intérieur, ceux qui sont formés aux premiers secours, les malades, ceux qui ont déjà participé à une émeute… Incitant les spectateurs à s’observer entre eux, se reconnaître, s’identifier. Comme le titre le suggère, l’écoute et les sons sont ici un vecteur essentiel à l’expérience collective. Jouant sur les bruits assignés au public et le silence, Kate McIntosh orchestre une bande-son participative de la soirée. La documentariste de l’ordinaire invite ensuite son audience à souffler dans un sac à vomi — un souffle pour chaque personne qui compte dans nos vies — et rassemble sur scène, après une belle chaîne entre les fauteuils, tous les échantillons d’ADN et de bactéries. Inventant des scénarios d’anticipation, elle nous demande d’imaginer nos comportements et nos choix dans des situations extrêmes, nous confrontant encore une fois les uns aux autres.
Avant de se retirer temporairement, l’artiste instrumentalise à nouveau le public, en lui confiant des billes ou des ficelles, le rendant artisan d’un grand désordre sur scène.
Le spectacle, se termine sur un « NOW » ou « MAINTENANT » prononcé tour à tour par chacun dans la salle, confortant la sensation d’une réalité et d’un présent communs.
La soirée s’est ensuite poursuivie au Cabaret aléatoire où Théo Mercier, le parrain d’Actoral cette année, rassemblait pour le pan performatif de son œuvre The Thrill is gone les musiciens d’électro pop Flavien Berger, Rbk Warrior et Jacques. La foule était au rendez-vous et il était intéressant d’observer un croisement entre le public « club » et celui de théâtre. La scénographie adulescente qui placardait en grand « Like teen spirit » en référence au groupe de grunge de Seattle Nirvana, invoquait une atmosphère destroy qu’une voiture plus tard démolie à coup de pied-de-biche par RBK Warrior, aka Julia Lanoë de Sexy Sushi et Mansfield, venait souligner. Le mélange des genres, quoique plutôt élémentaire, se révélait ici assez fascinant. Fascinant en effet de voir des artistes rompus aux salles de concert s’essayer à une démarche théâtrale plus radicale, soucieuse du verbe, comme de la pure présence face au public, et d’observer l’intérêt ou le rejet des spectateurs. Le propos quant à lui (l’adolescence, l’ébullition, l’introspection, le bordel…), qui semblait tourner autour de l’idée de la jeunesse dont la force serait de refuser de rentrer dans une case, était justement contrasté par ses porteurs — des musiciens reconnus de la scène électro, produits marketing et de mode même malgré eux — qui ont osé s’aventurer hors des sentiers où ils sont attendus (bien qu’on pourrait objecter que la frontière entre électro et art contemporain et/ou visuel est de nos jours plus que poreuse) et par là même nous surprendre.
Palme d’or de l’étrange, prix de notre jury du festival, Aneckxander, d’Alexander Vantournhout et Bauke Lievens, nous a subjugués par sa bizarrerie ritualisée. Cet objet scénique non identifié fait montre d’une sobriété et d’une sensibilité éloquentes. Tirant parti d’une boutade dont il a fait les frais, Alexander Vantournhout met en scène son anatomie rendue singulière par un cou (neck en anglais) quelque peu hors normes. Peu d’éléments accompagnent son corps nu : une grande collerette désuète, des chaussures plateformes, des gants de boxe, un synthétiseur (dont il use pour créer la partition sonore) et quelques lumières au sol. La chorégraphie est épurée, la gestuelle énigmatique, animalière, entomologique. Le danseur, à l’allure d’un grand échalas agile, joue sur les limites de ses articulations, sur un drôle d’équilibre entre force et fragilité, son air candide et son regard franc alliés à la mélodie naïve un peu triste qu’il enregistre sur son synthé. On dirait par moments qu’il cherche une validation, comme dans un combat avec lui-même ou du moins avec une perception de lui-même, à d’autres qu’il impose sa présence en nous l’offrant toute entière. Ses mouvements paraissent anormaux, ou en tout cas, de l’ordre du non représenté d’ordinaire ; il visite les extrêmes, presqu’à la manière d’un clown, et magnifie sa différence en la changeant en atout rare. La performance va au-delà de toute mesure, de toute normalité, elle ne finit d’ailleurs pour ainsi dire jamais : après un premier noir et les applaudissements, grand nombre de spectateurs quittent la salle tandis qu’Alexander reste sur scène. Un nouveau temps se met alors en place, perdu dans un no man’s land temporel, ni vraiment en jeu, ni pour autant hors-jeu, le sublime énergumène repart dans des tours sur lui-même, s’arrête, reprend. Comme un cadeau pour les pas pressés, ceux qui ont le luxe du temps présent, Alexander éclate les conventions du spectaculaire avec détente et contemplation.
Hélas, ce même soir, nous avons dû nous résoudre à quitter Aneckxander pour retrouver Jan Fabre au Gymnase. Le célèbre chorégraphe y donnait Drugs kept me alive, un laïus d’une heure dix, inventaire de la pharmacie d’un gourou de la chimie qui vante entre autres les bienfaits de l’ecstasy et du LSD, dans une ambiance soirée mousse. Le geste et l’humour transgressifs peinent cependant à percer la pellicule de caricature qui englobe l’œuvre et l’empêche de nous atteindre.
Etant donné la force des deux propositions de Jan Martens l’an passé, nous avions beaucoup d’attente en allant au BNM voir The Common People, qu’il a conçu avec Lukas Dhont. A raison de trois ateliers de trois heures, les deux Belges ont réuni deux groupes d’amateurs amenés à se rencontrer en duo pour la première fois sur scène, obéissant à un script délivré à peine deux heures avant la performance. Trois espaces étaient ouverts au public : celui de la salle, où il pouvait assister aux ébats des danseurs amateurs, celui du bar pour s’hydrater et se sustenter, et enfin celui du fond de scène, qui recueillait les téléphones portables des participants, en accès libre aux spectateurs-voyeurs. Nous avons trouvé dans cette représentation un intérêt très conceptuel dans cette idée de découverte entre deux inconnus et celle de transparence assumée par le fait d’accepter de confier son téléphone portable, qui à notre ère moderne, on le sait, est un appendice essentiel de notre vie personnelle. Hormis cela, nous avons regretté que la pauvreté des « scripts » ne permettent pas aux rencontres de dépasser le stade de l’anecdote.
Benjamin Verdonck et Pieter Ampe nous ont offert avec We don’t speak to be understood une variation savoureusement comique des Quatre saisons de Vivaldi. Les deux pitres ont fait de la scène cossue du Gymnase le théâtre de leurs facéties mutines. Ventilateurs, coulées de miel, frigo trompe-l’œil, grille-pain qui disjoncte… La météo perd le nord et les catastrophes climatiques sont suggérées de façon tragi-comique. Détournant les références classiques pour faire un pied de nez aux codes, ces héros d’un néo-romanesque déjanté créent des images inédites et provocatrices du sacré et de la beauté.
Pour Fruits of Labor, Miet Warlop s’est entourée d’un véritable groupe de musiciens chevelus. Le livret de paroles de chansons distribué à l’entrée en salle fait croire à une chorale improvisée, mais il servira tout au plus à suivre le déroulement de l’opéra rock concocté par Warlop. Le décalage étant vraisemblablement la marque de fabrique des Belges, ils s’en donnent à cœur joie pour interpréter des chansons en anglais ou en allemand, aux titres très inspirés tels que Fucking flower, Psychosis in Opera, Jesus Groove ou encore Thoughts on a Billionaire. L’iconographie religieuse est tournée en ridicule dans la joie et la bonne humeur, la scénographie est moderne, à base de polystyrène et de machinerie absurde, telle une fontaine à arc-en-ciel liquide. La salle s’esclaffe, on sort de là ravis, mais on ne peut s’empêcher de se demander ce que cela aurait donné si cette belle énergie, cette inventivité WTF et cette imagination sans borne avaient été au service d’un propos un peu plus construit.
La Nuit des taupes, de Philippe Quesne, tombe sur une musique de bayou au Merlan. Un grand cube au milieu de la scène sera méthodiquement démoli par les animaux anthropomorphes imaginés par le metteur en scène. Décès, accouplement et naissance sont mis en scène, en musique (thérémine et guitare électrique), mais le geste artistique demeure plutôt abscons et la représentation de ces êtres atypiques quelque peu vaine.
Une fois de plus, Actoral a assuré son rôle de passeur de talents et a permis au public marseillais de découvrir des artistes hors-normes d’envergure internationale. Montévidéo, qui était ouvert cette année sur toute la durée du festival, s’est ancré encore davantage dans nos cœurs comme un lieu résolument convivial et à part, un espace dédié à la curiosité et à l’art, dont on espère qu’il perdurera longtemps et continuera de nous accueillir pour défricher de nouveaux talents, d’originales et épatantes singularités.
Barbara Chossis
Le festival ActOral s’est déroulé à Marseille du 22 septembre au 16 octobre.
Rens. : www.actoral.org