Retour sur L’Ombre de Venceslao à l’Opéra de Marseille
« La vérité, l’âpre vérité »(1)
Un ténor qui part en diarrhée avec des soupirs de haute-contre, un couple de jeunes premiers incestueux et adultérins, un singe qui fait ami ami avec un cheval, un trio de péons sadomasos qui errent dans la pampa et, pour pimenter le tout, un perroquet qui depuis le barreau de sa cage considère deux catégories masculines : les bites molles et les bites en bois… et ne manque pas de proclamer à la ronde le genre d’homme que vous êtes. Autant d’ingrédients faisant tout le sel de L’Ombre de Venceslao présenté à l’Opéra de Marseille.
Si vous n’êtes pas de ceux pour qui l’aria da capo constitue le point G de l’opéra, la rime et la tonalité l’horizon de perfection au-delà duquel tout se précipite dans le dadaïsme ; mais au contraire croyez à l’existence d’une vie lyrique après Wagner, aussi riche, mordante, colorée, envoutante, vivifiante que le fut la précédente en son temps, alors il fallait en être. Occuper le terrain de L’Ombre de Venceslao comme les romantiques avant la bataille d’Hernani et souffler aux indécis « Des ailes, des ailes, des ailes ! » (2)
Tout commence dans le remue-ménage d’une introduction orchestrale volontiers descriptive, toute en percussions orageuses et en éclairs cuivrés. Soudain l’incipit claque, accompagné d’un coup de fouet : « Fais pas chier, gueule de rat ! »
Gueule de rat, c’est le cheval ; le distingué locuteur, c’est Venceslao, brutal et bourré au maté. Accroché à sa carriole, il va rejoindre par les chemins boueux sa maîtresse, leur fils, l’amoureux transis de cette dernière et la fille d’un premier mariage : sa famille en décomposition. À peine réunis, tous se séparent sous l’action des éléments déchaînés et partent dans les vrilles d’un fatum tragique et malicieux à la fois.
À ce réalisme magique de la pièce de Copi d’où émane sans cesse le parfum d’une géographie à la Garcia-Marquez, la musique de Martin Matalon apporte le supplément de fantasmagorie qui échappe aux mots. L’écriture orchestrale allie le microscopique au télescopique : de petites notes de passage, comme des déclics, communiquent leur énergie aux trames plus longues qui se métamorphosent, tenaillées par les évènements de séquence en séquence. Les écarts de timbre bornent les grands intervalles de la voix ; parler et chanter s’assujettissent à une servitude mutuelle. Le compositeur emprunte à la couleur locale le bandonéon et le tango qu’il détraque de rythmes inquiets. Plus comédiens lyriques que chanteurs tellement leurs personnages sont habités, les jeunes interprètes du Centre Français de Promotion Lyrique s’épanouissent avec l’appareillage dépourvu de grands artifices du metteur en scène. Jorge Lavelli, sans chercher à valoriser les rôles, donne à voir et à entendre bien au-delà des apparences triviales. Inutile de rajouter l’enflure des sentiments au jeu fantaisiste des déterminismes historiques, sociaux et psychologiques. Un sobre dispositif scénique en garantit l’expression insolente, drôle et poétique. Un second acte bref mais haletant suffira aux balles perdues d’un putsch militaire pour rattraper dans un dancing de Buenos Aires le frère et la sœur, moins épris l’un de l’autre qu’au commencement, et leur père Venceslao à passer la corde à son cou sous les yeux miséricordieux de son perroquet.
Comme surgie d’une eau-forte de Rembrandt pleine de mystère et d’effet, l’ombre de Venceslao revient visiter les survivants. Pierrot lunaire en suspension sur de longues tenues extatiques de l’orchestre d’où le spectre charnel a disparu, laissant place aux graves caverneux et à un filet de lumière suraigu, un ultrason, étoile filante dans la ténèbre. L’ombre délivre sa vérité, son âpre vérité, d’une voix apaisée : il n’y avait rien à redouter, rien à expurger. Divine surprise, c’est aussi mon opinion sur cet opéra.
Roland Yvanez
L’Ombre de Venceslao était présenté à l’Opéra de Marseille le 7 et 8 novembre.
Notes