Retour sur les spectacles nés dans les ateliers de La Cité (Biennale des Écritures du Réel)
La vie des autres
A l’occasion de la Biennale des écritures du réel (qu’il a initiée), le Théâtre La Cité, devenu fer de lance marseillais de ces formes artistiques résolument contemporaines, a présenté plusieurs propositions nées dans sa manufacture. Devant un public conquis.
Tout commence dans le quartier Saint Mauront — vous savez, celui qui a la chance de voir l’autoroute passer sous ses fenêtres —, avec l’auteur, acteur et metteur en scène Julien Mabiala Bissila qui s’y balade pour en prélever un échantillon. La plupart de ses premières rencontres lui ressassent le mythe national déjà véhiculé par les médias à propos de Marseille. Mais l’auteur se détourne vite de ce sensationnalisme de la misère. Il croise alors le chemin de Rabia, couturière affable et amatrice de Jazz, dentelles et taffetas. Elle devient son guide subjectif du quartier, avec qui il partagera le plateau du Théâtre Joliette-Minoterie. Rabia, de sa voix haut perchée, devise sur son savoir-faire, ses voisins ; elle raconte sa vie dans le quartier avec la jubilation — contagieuse — d’avoir été conviée sur scène pour cela. En face, la maîtrise de l’acteur nous saisit alors qu’il incarne des bribes de portraits croisés ça et là, avec une langue vive et un corps incisif. Très loin des clichés que le sujet de départ laisse supposer, l’ensemble est improbable : entre attraction et répulsion, nous assistons à un tableau impressionniste du 3e arrondissement.
Direction les Docks. Ils ont entre vingt-cinq et cinquante ans, et viennent témoigner de leurs expériences au travail. Elle est prof et craint d’être trop perfectionniste, il est journaliste et donne des coups de micro discrets à ceux qui font des fautes de français, elle est éducatrice et ce jour-là, un ado a saigné dans sa voiture… Chacun — avec toute la beauté de ceux qui se livrent pour la première fois — nous confie ses craquages, ses doutes, ses exaspérations, le « burn out » jamais bien loin. Grâce à une mise en scène et une direction d’acteur exigeante, To burn or not nous réconcilie avec l’actuel conflit amateur/professionnel. Interroger collectivement le marché du travail, être dans le même temps conseiller Pôle Emploi et chômeur de longue durée, mettre en exergue nos schizophrénies contemporaines et nos aliénations professionnelles, voilà autant de paris lancés et réussis. Ici, pas de pressions liées au profit et autres tribulations capitalistes, les propos sont d’autant plus percutants qu’ils émanent de travailleurs de « gauche ». Les présences sont sensibles et l’émotion, concrète. « J’ai fini par m’ennuyer dans mes propres rêves », nous confie Abdel Karim au sujet de son incapacité à choisir sa voie… Les mots touchent en plein cœur, les corps exultent quand la musique s’emballe et les rires décrochent les mâchoires de la salle. La patte du metteur en scène Michel André est bien là, magnifiée par ces âmes écorchées qui brûlent sous nos yeux ébahis.
Notre tour de Biennale se termine par des Voyage(s) d’adolescents sur le petit plateau de la Friche. Initiée par Fikriye Aydin, professeure de français au collège Henri Wallon, l’aventure rassemble une sacrée équipe : Arnaud Calleja mène des ateliers d’écriture, Patricia Guannel se charge de la chorégraphie et Karine Fourcy porte son regard affûté à la mise en scène de l’ensemble. Sur scène, une vingtaine de jeunes en classe de quatrième bougent, regardent, écoutent et nous livrent avec élégance leurs pensées les plus intimes. Ils abordent la solitude, la relation aux parents, les rapports filles/garçons. Grâce à ce spectacle, nous redécouvrons les fondamentaux du théâtre : être là, présent à soi et aux autres, dans le silence parfois, afin de créer une communauté pensante.
Aucune conclusion à tirer de ces trois expériences d’écritures du réel, si ce n’est qu’elles restent indéfinissables et irrévérencieuses. La promesse est tenue : chacun est fidèle à lui-même sur le chemin qui le fabrique, et c’est là que réside la force de ces créations devenues essentielles.
Diane Calis
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Jazz, dentelle et taffetas de Julien Mabiala Bissala était présenté les 3 et 4/03 au Théâtre Joliette-Minoterie
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To burn or not était présenté du 8 au 10/03 au Dock des Suds
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Voyage(s) de Karine Fourcy était présenté les 16 & 17/03 à la Friche La Belle de Mai
La Biennale des Écritures du Réel se poursuit jusqu’au 26/03 à Marseille.
Rens. : 04 91 53 95 61 / www.theatrelacite.com