Sylvie Miceli-Houdais (UDI) et Stéphane Le Rudulier (LR), le 1er décembre 2023, lors d'une réunion publique. (Photo : page Facebook de Sylvie Miceli-Houdais)

Rognac, c’est la carte bleue municipale qui régale

Selon des documents que Marsactu s’est procurés, la carte d’achat de la maire de Rognac sert depuis des années à régler des frais sans lien évident avec la vie de la collectivité. L’édile actuelle, Sylvie Miceli-Houdais (UDI), et son prédécesseur, le sénateur Stéphane Le Rudulier (LR), ont pris l’habitude d’effectuer des dépenses très importantes en billets d’avion, nuitées hôtelières, tabac et boissons alcoolisées. La justice est saisie du dossier.

 

 

Quelque 1429,69 euros de tabac en un mois, un repas dans un restaurant en Corse, un plein chez le boucher ou à la cave à vin. Des séjours dans des hôtels et spas luxueux de la région, mais aussi de la très chic rive gauche parisienne avec 6777 euros déboursés en cinq fois seulement au cours du mois d’octobre dernier à Saint-Germain-des-Près. À Rognac, l’actuelle maire Sylvie Miceli-Houdais (UDI) est titulaire d’une « carte d’achat » municipale à son nom. Comme le fut le sénateur Stéphane Le Rudulier (Les Républicains), son prédécesseur dans le fauteuil de maire de 2016 à fin 2020. Or, selon de nombreux documents que Marsactu a pu consulter, ces dépenses interpellent. Ces achats, dont l’accumulation donne le tournis, sont-ils tous nécessaires au bon fonctionnement de la commune de 12 500 habitants nichée sur les bords de l’étang de Berre ?

Les montants engagés, d’abord, sont considérables. Marsactu a consulté des documents qui recensent des dépenses effectuées avec cette carte nominative en 2019 et 2020 : 4890 euros à la fin du mois de juillet 2019 ou 6140 euros à la fin du mois de septembre de la même année. Ces sommes s’infléchissent en mars 2020 (2427 euros), puis en mai avec 2857 euros dépensés. Avant de connaître une nette flambée.

Le 31 octobre 2020, Sylvie Miceli-Houdais prend la tête de l’équipe municipale lorsque Stéphane Le Rudulier devient sénateur des Bouches-du-Rhône. À partir de novembre 2020, les dépenses effectuées avec cette carte explosent. En 2022, par exemple, le mois de mai comptabilise 8191 euros d’achats en début de mois, puis 6475 euros en fin de mois. Ils passent à 8490 euros début août et à 10 655 euros en novembre de la même année. La courbe ascendante se maintient en 2023. Avec des points culminants en mai — 14 367 euros dépensés avec la carte dont la maire est titulaire — et en octobre : 13 557 euros. Selon nos informations, le plafond autorisé pour cette carte contractée auprès de la Caisse d’épargne CEPAC durant le mandat de Stéphane Le Rudulier était de 5000 euros mensuels à la mi-2019. En septembre de la même année, il est passé à 15000 euros mensuels. En 2023, la carte d’achat totalise 86 000 euros de paiements en dix mois.

La carte d’achat est un moyen de paiement qui donne droit à des représentants désignés par la collectivité de « passer des commandes de fournitures et de services de petit montant auprès de fournisseurs préalablement référencés par l’ordonnateur », précise une note sur le sujet de la direction générale des Finances publiques. À Rognac, les volumes dépensés apparaissent énormes pour une commune de cette taille et interrogent sur l’usage de l’argent public. Le procureur d’Aix-en-Provence confirme à Marsactu avoir été saisi et convient de son intérêt pour le dossier. Car si ces paiements, effectués avec une carte bancaire destinée aux achats de la collectivité, sont d’ordre personnel, ils relèveraient alors du détournement de fonds publics.

 

Pas des « dépenses personnelles » selon la maire

Contactés, Stéphane Le Rudulier et Sylvie Miceli-Houdais ont souhaité répondre par écrit aux questions de Marsactu. Une longue réponse pour l’actuel sénateur, qui reste un conseiller municipal très actif dans l’élaboration de la politique communale, et une plus courte pour la maire en titre. Les deux courriels se rejoignent sur un point : tous deux expliquent que si cette carte d’achat est effectivement à leur nom, ils n’en sont pas les utilisateurs. Cette carte « est certes nominative eu égard à ma qualité, à l’époque, de représentant légal de la commune » convient le sénateur, qui assure toutefois qu’il n’en a « jamais été en possession. La totalité des dépenses ont été engagées et réalisées par des agents de différents services de la collectivité dûment habilités (Culture, Restauration, Protocole, Festivités, RH…) après validation de la direction générale des services », détaille-t-il encore. Même explication de la part Sylvie Miceli-Houdais qui assure que « cette carte achat est une solution mise en place par la commune pour simplifier la procédure d’achats publics et qu’elle est utilisée par des agents autorisés et ne concernent nullement mes dépenses personnelles. »

Les documents compulsés par Marsactu ne laissent pourtant pas place au doute : si la commune est « la cliente » de l’établissement bancaire, « l’acheteur » référencé pour cette carte, le titulaire, est bien Stéphane Le Rudulier durant son mandat, puis Sylvie Miceli-Houdais à sa suite. Les collectivités qui utilisent ce moyen de paiement désignent un « responsable du programme de carte d’achat » : il est celui qui encadre les utilisations de ces cartes. « [Son] rôle et [ses] responsabilités, définis préalablement, couvrent différents aspects comme les demandes de délivrance et de clôture de cartes d’achat ou la définition et la modification des paramètres et plafonds associés aux cartes délivrées », décrit la direction générale des finances publiques. Un maire – responsable de ce programme – va ainsi déléguer, par exemple, à son chef des services techniques le droit d’acheter du petit outillage : l’agent bénéficie alors d’une carte d’achat à son nom pour ce faire. À Rognac, le maire est à la fois responsable du programme et titulaire de carte : en somme, il est à la fois la personne encadrant et celle encadrée.

Contrairement aux réponses faites par les deux élus, l’utilisation par un tiers n’est pas possible et contrevient au cadre légal. Sur ce point, la note de la direction générale des finances publiques à l’adresse des collectivités locales sur le bon usage des cartes d’achat est limpide : « En utilisant sa carte, le porteur [le titulaire de la carte, ndlr] engage juridiquement l’ordonnateur [ici la mairie de Rognac, ndlr]. Il ne doit l’utiliser qu’à des fins exclusivement professionnelles et dans le cadre des paramètres et plafonds définis par le responsable du programme [en l’espèce Sylvie Miceli-Houdais, ndlr]. Chaque carte est personnelle, le porteur est donc responsable de son usage, sauf en cas d’utilisation frauduleuse par des tiers inconnu. »

 

1429 euros dépensés en un mois au bureau de tabac

À plonger dans ces dizaines de lignes comptables, on constate la singularité de certaines dépenses. Et on peine à voir en quoi elles correspondent au train de vie d’une administration municipale. À Rognac, l’enseigne Cavavin voit par exemple des achats réguliers réalisés avec cette carte. « Les 655 euros [déboursés en juin 2020] dans l’enseigne Cavavin correspondant à « 20 coffrets cadeau » à destination du centre de vie des seniors remis lors de célébrations d’anniversaires des résidents », indique l’ancien maire. En novembre 2023, le sénateur Le Rudulier a déjà été pointé par une enquête du journal Le Monde pour les achats dispendieux, notamment en termes de boissons, effectués avec ses avances de frais de mandat du Sénat et sur fonds municipaux. Dans ce commerce, pendant le mandat de Sylvie Miceli-Houdais, les achats perdurent et atteignent parfois des montants vertigineux : pour le seul mois d’avril 2023, 1595,20 euros y sont réglés.

Stéphane Le Rudulier affectionne les cigares tandis que Sylvie Miceli-Houdais fume, elle, des Vogue. En juillet 2020, la carte de l’ancien maire achète pour 359 euros au tabac de la gare avec sa carte municipale. « Le Tabac de la gare est aussi une enseigne qui regroupe d’autres services comme la presse, la papeterie et des friandises. Les 359 euros correspondent d’après les services à l’achat d’objets protocolaires et de réception », évacue le sénateur des Bouches-du-Rhône, auprès de Marsactu. Cette réponse laisse perplexe au sein de l’établissement où l’on confirme que la maire, comme le sénateur sont clients : « Des cigares, des cigarettes, de la presse, des fournitures de bureau, d’accord. Mais des objets protocolaires, je vois pas très bien ce que ça peut être chez nous. » Dans ce commerce, les montants peuvent s’envoler et atteindre le record de 1429,69 euros d’achats cumulés avec la carte de la maire pour le seul mois d’août 2023. Ce qui fait beaucoup d’objets protocolaires.

En outre, les dépenses réalisées avec la carte d’achat devraient subordonnées à la production des justificatifs des montants engagés, cadre la loi. Interrogée sur ce point précis, Sylvie Miceli-Houdais n’a pas souhaité répondre. Au sein de la collectivité rognacaise plusieurs personnes sont dévolues au contrôle de gestion, dont la sœur de la maire. À la question de savoir si les frais actuellement réalisés avec la carte d’achat de la maire sont bien encadrés et contrôlés au sein de la collectivité, le parlementaire Stéphane Le Rudulier répond : « Je présume. »

Répartition des dépenses en euros sur six mois en 2023

Marsactu a compilé les achats réalisés sur six mois de l’année 2023 avec ce moyen de paiement et ventilé les achats par thème, comme le montre notre graphique. La part des vins et spiritueux est de 9 %, celle du tabac de 7 %. Les déplacements en avion pèsent plus lourd : 12 % pour un cumul de 7781 euros sur six mois. Surtout, les séjours à l’hôtel et les repas au restaurant s’y taillent la part du lion. Ils représentent 57 % des dépenses réalisées avec la carte d’achat nominative de la maire pour une somme cumulée de 38 477,64 euros sur la moitié de l’année.

Une bonne partie des sommes relevées dans les documents que Marsactu a consultés concernent des frais de bouche. Dans des établissements situés à Rognac ou ses alentours : la Table de la Fontaine à Ventabren, mais aussi le Royal Provence à Rognac, font partie des lieux fréquentés avec assiduité par Sylvie Miceli-Houdais. La maire a aussi ses habitudes à Paris. Aux 406 euros déboursés au Fouquet’s, le 10 mars 2023, s’ajoutent 457,60 euros de repas au restaurant du Sénat le 11 octobre 2023. Le même jour, le café Tournon, situé en face du la chambre haute, confirme à Marsactu un achat d’un montant de 55 euros. Le 16 octobre 2023, la facture grimpe à 1124 euros, au célèbre music-hall le Bœuf sur le toit.

 

Virées parisiennes

Le 3 juin 2019, alors que Stéphane Le Rudulier est encore maire, 309 euros sont réglés avec sa carte d’achat au cabaret Le Lido à Paris. Stéphane Le Rudulier explique à Marsactu qu’il « s’agissait d’une soirée organisée dans le cadre de la formation des agents de la collectivité. Ce règlement correspond à quatre repas ce qui est conforme au forfait de remboursement des agents de la collectivité dans le cadre d’un déplacement professionnel dans la région parisienne. » Dans les faits, le barème légal offre des remboursements bien moindres.

Toujours en juin 2019, 2100 euros sont déboursés à l’hôtel Bedford, un quatre étoiles à quelques encablures de la place de la Madeleine dans le 8e arrondissement parisien. Il s’agit là, assure encore Stéphane Le Rudulier, de la prise en charge par la collectivité des frais « d’hébergement de fonctionnaires territoriaux dans le cadre d’une formation qui s’est déroulée à Paris sur une durée de cinq jours. »

Interrogé par Marsactu, un agent de longue date au sein de la Ville de Rognac s’étonne de cette explication : « Des formations, il y en a très peu à la Ville. Et le plus loin qu’on va c’est au centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), à Aix-en-Provence ou à La Garde (Var). Paris, ça me paraît peu probable. J’en aurais entendu parler. En tout cas, une formation avec Le Lido et un hébergement en hôtel 4 étoiles, moi j’y serais bien allé ! »

Depuis fin 2020, la carte nominative de l’actuelle maire demeure utilisée pour réserver de nombreux déplacements à Paris. Des billets d’avion sont réglés à la compagnie Air France. Pour un total, par exemple, de 1167,72 euros en septembre 2023. L’ancien maire se distingue de sa successeuse. Il dit n’avoir « jamais utilisé la carte achat pour [ses] déplacements professionnels à l’exception de deux évènements : lors du congrès annuel de l’association des maires de France et la rencontre annuelle avec les représentants de notre ville jumelée Rockenhausen (Allemagne, ndlr). »

 

Hôtels en Provence, à Paris, en Belgique et en Corse

Sous le mandat de la nouvelle maire, des prestations hôtelières continuent d’être réglées via cette carte achat. Tels ces passages au sein des hôtels & spa luxueux au Château de la Gaude ou à l’hôtel Aquabella à Aix-en-Provence, par exemple. Mais à Paris également : avec une préférence pour la proximité immédiate du Sénat et la délicatesse du jardin du Luxembourg. Comme ces 6777,04 euros déboursés en cinq fois, durant le seul mois d’octobre dernier pour des nuitées à l’hôtel Madison, au cœur de Saint-Germain-des-Près, dans le très cossu 6e arrondissement de Paris.

Pour faire rayonner sa commune, la maire parcourt parfois de longues distances. Comme Marsactu a pu se le faire confirmer, le mardi 15 novembre 2022, le jour du Te Deum à l’occasion de la fête du roi des Belges, Sylvie Miceli-Houdais passe une soirée avec quatre autres convives au Zotte Mouche, établissement bruxellois, connu pour son bar d’ambiance et ses soirées dansantes. Elle règle la totalité de la note de 163,80 euros. Le lendemain, le retour en Thalys, 70 euros, est aussi payé par la carte d’achat de la commune.

En septembre dernier, les documents montrent l’acquisition de billets d’avion auprès de la compagnie Lufthansa pour 1095,55 euros. Autre exemple : le 17 août, un repas est réglé avec la carte de Sylvie Miceli-Houdais pour 83,20 euros dans un restaurant, au sein d’un parc d’activités qui borde la somptueuse rivière U Cavu et ses piscines naturelles en Corse-du-Sud. Elle paye aussi, les 17 et 21 août, deux factures de 519 et 354 euros auprès de la société Lago Niellu Hôtellerie, domiciliée à Porto-Vecchio. Quelques jours plus tôt, sur Facebook, sous un post de la maire, une administrée lui écrivait justement « bonnes vacances et bonjour à la Corse. » Des séjours dont il n’est pas aisé de cerner en quoi ils sont indispensables au fonctionnement de la petite ville.

 

Au-delà de simples frais

La loi prévoit bien que les élus locaux puissent avoir des frais de représentation ou de mission dans le cadre de l’exercice de leur fonction, mais l’utilisation d’une carte d’achat nominative fournie par la collectivité n’a pas habituellement cette vocation. Pour ce qui est des frais de représentation, dont peuvent relever certaines des dépenses effectuées par la carte d’achat de la maire de Rognac — comme l’acquisition de vêtements pour 939 euros à la boutique Caprice à Rognac ou des rendez-vous chez LC coiffure —, ils doivent au préalable être décidés par une délibération votée par le conseil municipal.

À titre d’exemple, la  commune d’Aix-en-Provence — 130 000 habitants — a accordé à sa maire, Sophie Joissains (UDI), des frais de représentation à hauteur de 15 000 euros annuels. Ce type de délibération fait défaut à Rognac. Marsactu n’a pu en trouver trace dans les rapports votés par la Ville, entre 2020 et 2024 . Stéphane Le Rudulier précise en outre à Marsactu que la « collectivité [n’a] d’ailleurs jamais délibéré de frais de représentation de 2014 à 2020. »

Ces dépenses entrent-elles dans les attributions municipales de la maire de Rognac ? Le 8 mai, Marsactu a adressé à Sylvie Miceli-Houdais, par écrit, comme elle le souhaitait, des demandes de précisions sur les divers frais engagés avec ce moyen de paiement. Sa réponse, vendredi 10 mai est lapidaire. Elle argue du fait que Marsactu a consulté des « documents internes à la collectivité, lesquels sont actuellement considérés non divulguables » et refuse de ce fait de donner suite à une « requête totalement infondée. » La maire se fait menaçante : « Je vous indique que toute obtention de documents administratifs sans le respect des procédures en vigueur, qu’elles rentrent aussi bien dans le champ des dépenses de la collectivité que de dépenses personnelles revêt un caractère totalement illégal dans sa fuite, son recel, son utilisation et diffusion publiques. » Elle se réserve, dit-elle, « le droit de [nous] poursuivre devant la juridiction compétente. » Le même jour, par un communiqué publié sur le réseau social Facebook, elle annonce avoir déposé plainte contre notre journal (lire par ailleurs notre billet de blog).

Un maire peut bien sûr être amené à se déplacer dans le cadre de ses fonctions, après que le conseil municipal a pris une délibération en ce sens. Pour ce qui est des remboursements des frais de déplacements d’un élu municipal, la loi est claire. Le remboursement est forfaitaire, rappelle l’association des maires de France :

Il s’effectue dans la limite du montant des indemnités journalières allouées à cet effet aux fonctionnaires de l’État. Le montant de l’indemnité journalière (110 €, 140 € ou 160 €) comprend l’indemnité de nuitée dont le montant dépend du lieu d’accueil (90 € en règle générale, 120 € pour les villes de 200 000 habitants et plus et les communes du Grand Paris, 140 € pour Paris) ainsi que l’indemnité de repas (20 €).

Certes, par les temps qui courent, ce n’est pas beaucoup. Et loin, très loin en tout cas, d’une table pour quatre au Lido, d’un séjour à 849 euros à l’hôtel Le Sénat ou d’une facture à 513 euros aux Deux Magots.

 

Coralie Bonnefoy, avec Alexia Conrath