Pop filon

Après la magie, les zombies et la connerie, la Semaine de la Pop Philosophie consacre sa quatorzième édition au rire et aux chansons. Des territoires inattendus et plus complexes qu’il n’y paraît, propices à décloisonner les champs du savoir, afin de nous interroger sur les paroles et musiques de notre quotidien.

C’est devenu un fait établi, particulièrement à Marseille où, sous la houlette de Jacques Serrano, l’équipe des Rencontres Place Publique œuvre depuis près de quinze ans à faire vivre le concept de « pop philosophie » créé par Gilles Deleuze dans les années 70 : la pop culture est un sujet indiscutable et désormais incontournable du champ de la pensée actuelle, comme en témoigne la place acquise sur les bancs de l’université par divers objets du contemporain (séries télé, jeux vidéo…).

C’est d’ailleurs toute la force de la Semaine de la Pop Philosophie que de remettre en question la distinction entre culture « populaire » et culture « savante ». Faire parler des intellectuels sur des sujets a priori peu légitimes au regard de leurs disciplines, ce n’est pas ériger la pop culture au rang de culture d’élite ni à l’inverse tenter de les niveler, c’est essayer de penser autrement et surtout ailleurs, de délocaliser les territoires de la pensée. Il s’agit aussi de transgresser les normes établies, par un enfermement institutionnel d’un côté et par les industries et les études de marché de l’autre. C’est ainsi qu’au cours de treize saisons précédentes, on a pu voir des intellectuels de toute sorte disserter sur le foot, le crime, les zombies et même la connerie.

Pour cette nouvelle édition, la manifestation abordera encore un sujet pour le moins inattendu, qui tire son intitulé d’une fameuse station de radio hexagonale : « Philosophie, rire et chansons ».

Le rire est-il « une chose sérieuse avec laquelle il ne faut pas plaisanter », comme le suggérait non sans malice Raymond Devos ? Ou, au contraire, faut-il arrêter de se prendre au sérieux puisque, comme le constate Alphonse Allais, de toute façon, « il n’y aura aucun survivant » ? À la fois philosophe et comédien humoriste, Yves Cusset tentera de nous expliquer pourquoi il choisit la même direction qu’Allais, dans une conférence-performance destinée à réhabiliter le « rire mou », « la bonne humeur pour mourir » (le 17 à la Criée). Ne dit-on pas d’ailleurs, pour reprendre la superbe formule du cinéaste Chris Marker, que « l’humour est la politesse du désespoir » ? C’est ce que semble affirmer le journaliste et écrivain Franck Médioni, qui donnera une conférence sur l’humour juif, dont les multiples facettes paraissent se rejoindre quand il s’agit de « rire quand même », voire « pour ne pas pleurer » (le 19 à la Bibliothèque départementale). « Rire malgré tout », c’est peut-être ce que font les Ukrainiens tandis que les troupes russes les assaillent, eux qui multiplient les « farces » pour tromper, voire affaiblir, leur ennemi. L’humour comme « arme face à l’horreur d’une guerre » fera justement l’objet d’une passionnante table ronde, qui réunira, le 20 au Mucem, Martin Legros (rédacteur en chef de Philosophie Magazine), Bruno Humbeeck (psychopédagogue spécialiste de la résilience), l’historien Nicolas Garraud et la chanteuse et écrivaine ukrainienne Irena Karpa. Enfin, ce panorama philosophique du rire ne pouvait se passer d’une référence au très sérieux Henri Bergson, selon qui il s’agit d’une activité propre à l’être humain. Une thèse que l’on ne manquera pas de vérifier en compagnie de l’éthologue Michel Kreutzer et du sociologue et rédacteur en chef de la revue L’Humanologue Jean-François Dortier qui, dans le décor on ne peut plus approprié du Muséum d’Histoire Naturelle (le 21), évoqueront la vie hédoniste des animaux et leur propension à (faire) rire.

Un large spectre musical — et philosophique, bien sûr — sera abordé dans le volet « chanson » de la manifestation. Après s’être interrogé sur ce qui distingue le titre d’une chanson d’une question philosophique avec Frédéric Worms (le 17 à la Criée), on pourra ainsi approfondir la question sur un fond de rock en compagnie du philosophe et écrivain Francis Métivier, qui s’emploiera à montrer les correspondances évidentes entre Descartes et les Pixies ou les Pensées de Pascal et Nirvana (le 19 à l’Alcazar). Le passionnant compositeur et musicologue Étienne Kippelen se penchera pour sa part sur la chanteuse Colette Magny, qui osa mêler avant-garde musicale et textes révolutionnaires, avant que la sociologue Béatrice Sberna, ici accompagnée de Mourad Mahdjoubi (ex-MC du groupe de rap Uptown et aujourd’hui avocat au Barreau de Marseille), n’aborde la question du rap comme « approche de l’histoire de l’immigration à Marseille » (le 18 au Musée d’Histoire). La variété avec Claude François, les chansons « ignobles » ou celles qu’on ne pourrait plus chanter (pendant musical du fameux dilemme « Peut-on rire de tout ? »), le blues en clôture à la Maison Hantée, et une conférence-performance en totale impro par l’étonnant duo Pacôme Thiellement / Olivier Mellano (le 21 à la Cité de la Musique), viennent compléter ce programme des plus alléchants. Une nouvelle preuve que « l’exigence intellectuelle ne se partage bien que dans le plaisir », comme l’affirme Jacques Serrano — avec raison.

CC

Semaine de la Pop Philosophie – Philosophie, rire et chansons : du 17 au 22/10 à Marseille.

Rens. : www.semainedelapophilosophie.fr

Le programme complet de la Semaine de la Pop Philosophie ici