Si loin(s), si proche(s)
De ses récents déplacements sur le continent asiatique — et notamment au Japon — Franck Dimech n’est évidemment pas revenu les mains vides. Rentré en bonne compagnie, il pose ses valises ces jours-ci à La Friche où il déballe Adagios, fragments pour deux femmes, premier des trois présents rapportés du lointain Est.
De ses récents déplacements sur le continent asiatique — et notamment au Japon — Franck Dimech n’est évidemment pas revenu les mains vides. Rentré en bonne compagnie, il pose ses valises ces jours-ci à La Friche où il déballe Adagios, fragments pour deux femmes, premier des trois présents rapportés du lointain Est.
Deux mots s’imposent lorsqu’on envisage d’évoquer Adagios, fragments pour deux femmes. Deux mots, choisis arbitrairement parmi tous ceux que le spectacle pourra faire surgir et qui paraissent presque d’une évidente banalité au théâtre, mais qui méritent ici qu’on s’y attarde dans la mesure où ils soulignent à la fois la complexité et la richesse du projet proposé. Ainsi « conception » et « réception » sont-ils ces fameux termes qui comptent double dans le travail initié par Franck Dimech.
A partir de sa rencontre avec l’auteur et metteur en scène japonais Takahiro Natsui, Dimech a imaginé un spectacle dont la création et la mise en scène sont en quelque sorte « partagées ». Un objet théâtral conçu à deux mais selon de singulières modalités : en amont des répétitions qui les réuniront et conduiront à la représentation, chacun des metteurs en scène — qui, comme l’écrit Dimech, n’ont pas « les mêmes rapports au monde » et sont « héritiers d’identités dont les structures et les modèles divergent violemment » — a travaillé séparément. Pour pousser jusqu’au bout cette expérience au centre de laquelle se trouve la notion de partage, le metteur en scène français dirige une actrice japonaise, son homologue japonais une actrice française. Enfin, le spectacle actuellement présenté à Marseille à un public français — dans une version certes un peu plus longue, à laquelle participe une troisième actrice — est précédemment monté sur scène à Tokyo : la boucle est pour ainsi dire bouclée.
De cette première réception japonaise d’Adagios, Takahiro Natsui confie qu’elle a été généralement dominée par la surprise chez des spectateurs familiers d’un théâtre qu’il conçoit selon lui à partir de matériaux plus « simples ». Tant mieux, serions-nous tentés de lui dire. Car si nous avons tous des raisons d’aimer ou pas un spectacle, le pire est sans doute d’en ressortir totalement indifférent. D’un point de vue désormais français, il n’y a pas de raisons de démentir les impressions japonaises (même si elles peuvent éventuellement s’appuyer sur des motifs différents). Ainsi, pour répondre au processus de création précédemment disséqué, le lieu de la représentation a-t-il été construit selon un dispositif bifrontal, en passe de devenir une sorte de « classique » si le plateau n’était ici coupé par un rideau transparent. A leur entrée, les spectateurs prennent place de part et d’autre de ce plateau, devant deux espaces scéniques identiques mais alors quasiment autonomes. Là se jouent simultanément, dans la première partie du spectacle, les soli conçus par chaque metteur en scène. L’interpénétration entre les deux matériaux révèle une étonnante richesse, mélange paradoxal de désirs et d’une relative frustration. Désir de tout voir : au sol, les lentes évolutions de Kana Machida… en l’air, Anne Naudon… en transparence, le corps vêtu de rouge de Mounira Chared… Désir de tout entendre, de ne rien perdre surtout : ce que la première dit en japonais, comme la traduction française livrée par la deuxième. Les voix se superposent, les langues se font écho[1]. Frustration toutefois et, encore, désir de savoir : que voit-on de l’autre côté ? Que s’y passe-t-il précisément ? Lorsque le rideau est tiré pour céder la place à la deuxième et à la troisième partie, l’effet n’en est que plus puissant, voire violent…
D’un bout à l’autre de la représentation, les éléments formels fonctionnent donc à plein, notamment par ce qu’ils restituent du singulier travail de création. Ce qui risque peut-être de perturber certains, plus que de les surprendre, c’est d’être confronté à un de ces spectacles qui, construit à partir de fragments textuels provenant d’auteurs différents, ne joue pas sur la continuité narrative et sur les repères que peut apporter une trame unique. Cependant, loin de se disperser, Adagios se déroule autour du fil conducteur que forment la souffrance et la tristesse des femmes incarnées sur la scène. De cette souffrance surgissent tout au long de la représentation des moments d’une fulgurante intensité. Les mots crus et dérangeants de Katy Acker comme ceux de Jean Eustache n’y sont pas étrangers. Les visages et les corps des actrices — dans lesquels on retrouve « la beauté, la pugnacité et l’exigence » découvertes par Frank Dimech au Japon — font une bonne part du boulot également. Avec Takahiro Natsui, et malgré ce qui les sépare, Dimech avait l’ambition de « produire un acte poétique « universel » ». Dimanche dernier, lors de la générale du spectacle, ils semblaient sur la bonne voie…
Guillaume Jourdan
Adagios, fragments pour deux femmes. Jusqu’au 6 à La Friche La Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e). Rens. 04 95 04 95 04
Notes
[1] Cela fonctionne différemment de l’autre côté du rideau, précisons donc que ce qui précède concerne le solo dirigé par Franck Dimech.