Sociologie de Marseille par Michel Peraldi, Claire Duport et Michel Samson
L’interview
Michel Peraldi
L’anthropologue et directeur de recherche au CNRS a accepté de nous répondre pour faire suite à la sortie de son dernier essai, Sociologie de Marseille, rédigé avec Claire Duport et Michel Samson. Dix ans après le très remarqué Gouverner Marseille, il convient notamment de démystifier les contours d’une ville qui, si elle semble toujours largement mal comprise, n’a de cesse de faire valser les cœurs.
Votre livre pointe notamment du doigt le fait que Marseille n’est plus une ville cosmopolite, ni une ville de passage, de brassage, mais une ville de petits propriétaires issus des classes moyennes, pour la plupart sédentaires et âgés. Qu’a-t-elle à gagner à ce qu’on la regarde comme « une ville comme les autres » ?
Ce n’est pas Marseille qui a à y gagner, mais plutôt la connaissance sociologique sur cette ville. Je ne travaille ni à dégrader ni à améliorer l’image de Marseille. J’essaie d’ouvrir une fenêtre sur une sorte de réalisme sociologique. A quoi ça sert sur le plan idéologique ? Ce n’est pas à moi de le dire.
Mais le fait de ranger une ville dans un cliché ne permet-il pas de s’en prémunir ?
Oui, mais ça ne me gêne pas, les légendes urbaines, c’est plutôt rigolo, mais sur le plan sociologique, on ne peut pas passer son temps à égrener des clichés et dire des contrevérités. Quand on prend l’exemple du cosmopolitisme, c’est un mythe, même si Marseille a réellement été à un moment donné de son histoire une ville cosmopolite. Aujourd’hui, elle ne l’est plus, peut-être qu’elle le redeviendra. Ce mythe peut paraître sympathique, mais jusqu’à quand n’y sommes-nous pas taxés d’étrangeté lorsque l’on n’y est pas « de souche », comme le disent certains politiques ? C’est tout l’envers du décor.
Vous parlez d’une « théorisation de l’ethnicité à Marseille ». Cette habitude de vouloir distinguer les origines des Marseillais ne serait-elle pas finalement un marqueur de l’incapacité du gouvernement français à reconnaître le multiculturalisme de ses citoyens ?
Certainement. Le paradoxe, c’est que ce droit à l’ethnicité n’est pas donné à tout le monde. Aujourd’hui à Marseille, on peut s’afficher d’une certaine culture, mais pas forcément d’une autre. Marseille a été une grande ville italienne dans les années 30, mais l’on ne pouvait alors pas s’y afficher comme tel. On a pu le faire quasiment un siècle plus tard. Il est aujourd’hui encore difficile de s’afficher algérien à Marseille. Il y a un droit à l’affichage ethnique qui n’est pas partagé par tout le monde, et ce pour une raison très simple, c’est qu’on ne peut le faire qu’une fois que l’on a réussi socialement. Ce que l’on salue, c’est la promotion et la réussite sociales. Le système de légitimation de l’ethnicité est très ambigü. Ce n’est pas propre à Marseille : en France, d’une façon générale, le multiculturalisme n’est accepté que lorsqu’il est synonyme d’embourgeoisement. Quand on parle d’ethnicité, on a tendance à gommer la dimension sociale, alors qu’elle est centrale. Une culture est valorisée, légitimée, à partir du moment où il s’y forme une élite sociale. Ce sont elles qui portent les messages culturels. Ce sont d’ailleurs souvent les troisièmes générations d’immigrés qui réinventent leurs cultures, car ce sont elles qui, bien souvent, forment les élites. On préfère mettre l’accent sur les dealers et les échecs, mais il s’est formé à Marseille une élite maghrébine et algérienne. Ce sont eux qui sont aujourd’hui les porte-parole de cette culture.
Finalement, pour comprendre Marseille, ne vaut-il pas mieux regarder où l’on en est, à Paris, avec ce concept « d’identité française » ?
Si l’on regarde en arrière au moins sur deux siècles, Marseille s’est provincialisée. Elle est devenue une ville de province comme les autres. Le grand mythe de Marseille indépendante, du « bord de la France » qui tutoyait le monde, s’est délité, y compris économiquement. Elle est devenue soumise et dépendante d’un certain nombre de règles, de codes, édictés par la majorité française. Après, je ne suis pas sûr que la majorité française soit parisienne. L’événement le plus considérable de ces cinquante dernières années à Marseille, c’est le rachat du Port par l’Etat. L’Etat est au cœur des choses, y compris dans le jeu très particulier des notables locaux. L’Etat est aujourd’hui le principal acteur économique de la ville. Cela concourt à ce phénomène de provincialisation.
Le MuCEM témoigne-t-il donc du même phénomène, mais appliqué à la culture ?
Bien sûr. Le MuCEM, c’est l’Etat. Le Port autonome, c’est l’Etat. Le premier employeur industriel aujourd’hui dans la ville, c’est EDF. Le premier employeur au sens large du terme, c’est l’assistance publique. Marseille est une ville étatisée. La quasi-totalité des mouvements et des flux que connaît aujourd’hui Marseille sont d’ailleurs ceux entrepris avec Paris.
Quelle ironie, à l’époque où l’on vend « Marseille la Méditerranéenne » à tout va.
C’est souvent comme cela que ça se passe. Le système de la gentrification est un système de réenchantement. Le réenchantement des classes ouvrières par Guédiguian par exemple, c’est bien la preuve que la classe ouvrière est morte. Le paradoxe, c’est que ça évite de regarder ce que sont réellement, aujourd’hui, les mondes populaires. Excepté à travers une vision négative.
Peut-on faire un pont avec la folklorisation de la culture marseillaise ?
On est toujours en train d’exalter les cultures populaires une fois qu’elles ont disparu. C’est aussi ce qui est arrivé aux cultures paysannes au début du siècle dernier. Cette problématique-là n’est pas propre à Marseille.
Mais tout de même, pourquoi Marseille cristallise-t-elle tous ces mythes ?
Beaucoup de gens s’intéressent à Marseille. Marseille est une étoile morte. Elle a brillé économiquement parlant jusque dans les années 30. C’est une des rares villes françaises qui a tutoyé le monde. Nous vivons actuellement dans la lumière de cette étoile morte, dans une réputation. Pour la totalité de la presse et des mondes médiatiques français, Marseille est finalement bichonnée. Pour une raison très simple : il est désormais très facile de s’y rendre en TGV et de se payer des petites vacances aux frais de l’entreprise. C’est une forme d’exotisme domestique, qui n’est pas là forcément pour dire que des gentillesses d’ailleurs. Marseille joue les boucs émissaires dans plein de domaines : c’est là où il y a le plus de bandits, le plus de misère, le plus de pollution… En extrapolant un certain nombre de phénomènes sociaux qui ne sont pas propres à cette ville, mais nationaux. L’autre point, c’est qu’il existe à Marseille une classe moyenne qui se fabrique une identité, une originalité, à partir de cette exagération des qualités de la ville. Elle est toujours celle du « trop ». « Marseille trop puissant », comme on dit.
Pour en revenir au domaine économique, ne peut-on s’attendre au pire lorsque les politiques jouent le jeu du tourisme balisé ?
Oui, tout à fait. Il faut être très en alerte là-dessus. Le tourisme est une économie très peu fluctuante. Tout d’abord parce qu’elle est saisonnière. Et c’est une économie qui génère des formes de travail précaires et flexibles, qui n’ont rien de confortable. De plus, les crises successives marseillaises ont construit un noyau de pauvreté et de fragilité sociale dont personne ne voit ni l’avenir ni la manière de s’en occuper. Et il est clair qu’une économie touristique n’emploiera pas les jeunes des cités ou des chômeurs de cinquante ans. C’est un véritable problème social. Et le tourisme est par définition une économie néo-libérale. On le voit ailleurs. De ce point de vue, si l’on refait l’histoire de toute la moitié Sud de la France, l’on se rend compte que toutes les parenthèses industrielles s’y sont tour à tour refermées. Laissant le champ libre à la dominante touristique, à la « côte-d’azurisation ». L’histoire actuelle de Marseille remise dans cette perspective historique, c’est l’histoire d’une parenthèse industrielle qui s’est refermée.
Ce qui a aussi été très déterminant dans le présent de cette ville, c’est le fait que l’Etat n’ait pas voulu l’englober dans un processus de métropolisation dès les années 70. Après la confiscation du Port par l’Etat, l’événement le plus considérable du siècle dernier est le non évènement de la métropole. Et si Defferre et l’Etat n’ont pas fait la métrople à Marseille, c’est très simple, c’est qu’en l’instaurant, ils auraient donné la majorité au Parti Communiste, qui pesait alors jusqu’à 35%. Defferre s’est alors orienté vers une logique de type féodal. Tout cela a aujourd’hui un impact énorme. Le fait qu’une ville de la taille d’Aix-en-Provence puisse désormais se penser dans une rivalité économique avec Marseille est monstrueux. C’est une caricature, d’autant que, socialement, nous vivons dans une situation métropolitaine.
Pensez-vous que c’est ce qui fait aujourd’hui le bonheur de la droite locale ?
Tout à fait. Le bonheur des politiques tout court. Parce qu’ils peuvent continuer à être élus par mille personnes alors qu’ils vivent dans un ensemble urbain de deux millions d’habitants. Cherchez l’erreur. C’est le cas de tous les notables locaux, et pas que les Marseillais. Gaudin est élu par Mazargues. Guérini est élu par le Panier… Il n’a d’ailleurs jamais été autre chose qu’un élu du Panier. Le reste, c’est des carrières politiques qui se font dans les appareils.
Propos recueillis par Jordan Saïsset
Sociologie de Marseille (éditions La Découverte) est disponible en librairie.
Rens. : www.editionsladecouverte.fr
Michel Peraldi sera présent à la soirée Marseillologie en compagnie d’André Donzel, Sylvia Girel et Laurence Montel le 17/09 au MuCEM (7 Promenade Robert Laffont, 2e).
Rens. : www.mucem.org
Rens. : www.editionsladecouverte.fr