Sommes-nous des imbéciles ?
Avec La conjuration des imbéciles, la compagnie La Mesón interpelle quiconque ose encore mettre en doute la société… (lire la suite)
Avec La conjuration des imbéciles, la compagnie La Mesón interpelle quiconque ose encore mettre en doute la société
Qui ne s’est jamais dit de sa petite voix intérieure, essayant naïvement de se rassurer : « L’imbécile, c’est l’autre, ce n’est pas moi voyons, c’est le voisin de palier » ? Si la question vous taraude et que le doute commence à vous assaillir (« Et si c’était moi, l’imbécile, en fin de compte ? »), nous vous recommandons d’aller écouter la vision de quelques intrépides, passionnés de théâtre, qui jouent en ce moment sur la scène du Carpe Diem une adaptation du loufoque et méconnu roman de John Kennedy Toole, La conjuration des imbéciles. Quand on sait l’ampleur et la folie de ce livre au destin bien particulier[1], on ne peut que souligner cette audacieuse tentative. La compagnie, aujourd’hui rattachée à La Mesón, n’en est pas à son premier essai : cette nouvelle adaptation est le fruit de plus de six ans de travail. Elle fait ici le pari d’une lecture singulière du roman, en choisissant de privilégier le pessimisme de l’histoire d’Ignatius J. Reilly, sa condamnation par la société, au détriment de la bouffonnerie et du cynisme de ce personnage grotesque et un rien pervers que Rabelais n’aurait pas renié. Dans un parallèle assez habile, le metteur en scène choisit d’y intégrer des extraits d’un texte d’Antonin Artaud, Le suicidé de la société. Surgit ainsi l’idée qu’il existe, autour de certaines personnalités géniales, tel Van Gogh ou ce révolté Ignatius, une coalition mi-hasardeuse mi-préméditée qui cherche à réduire au silence tout esprit s’élevant au-dessus de la banalité. C’est une manière comme une autre de vérifier l’adage de Swift, placé en exergue du livre : « Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. » Et qui sont ces imbéciles justement ? Un peu chacun d’entre nous. Si, contrainte à quelques simplifications pour les besoins de la scène, la compagnie a isolé certains « conjurés » dont le caractère est exacerbé (Dorian l’homosexuel capricieux, Mancuso le policier balourd, M.Gonzales, le fidèle employé…), afin de mieux mettre en évidence le rôle de victime d’Ignatius, le roman offre quant à lui un panorama cinglant de la société américaine moderne. Loin de toute bienséance, il méprise dans un même geste les homosexuels et les hétérosexuels, les militants de gauche et les défenseurs du libéralisme, les noirs et les blancs… dénonçant en tout premier lieu, ce « destin hideux s’il s’en fut : (…) l’ultime perversion : ALLER AU TRAVAIL. » De quoi méditer un long moment. Gageons qu’un jour un esprit éclairé saura porter pareil regard sur la société française…
Diane M.
Du 7 au 9 au Théâtre Carpe Diem. Rens. 04 91 08 57 71
Notes
[1] Le texte a connu un succès fulgurant et a même été couronné du prix Pulitzer en 1981, soit près de dix ans après le suicide de l’auteur qui, devant le refus répété des éditeurs, s’était persuadé d’être un écrivain raté !