Souviens-toi d’aimer au Château de Servières
Albums de familles
Réunis le temps d’une exposition u Château de Servières, les artistes Pauline Bastard et Nicolas Daubanes se sont posé la question de l’amour entre les membres d’une famille. Si l’une tente de comprendre les nouvelles structures d’une famille en désordre (1), l’autre partage avec nous l’expérience sensible du souvenir familial…
« Déconstruite, recomposée, monoparentale, homoparentale artificiellement engendrée, la famille occidentale est aujourd’hui soumise à un grand désordre d’où découleraient, nous explique-t-on, bien des catastrophes. » Élisabeth Roudinesco, 2002
Dans son projet Construire des liens familiaux< (2) débuté en juillet 2017, Pauline Bastard filme quatre protagonistes durant leurs vacances au bord le mer. L’épisode n°1, montré au Château de Servières, constitue le premier volet d’une saga familiale sans grands rebondissements et autres intrigues piquantes chères aux fictions mettant la famille en scène. Ici, on la suivra dans ses activités archétypales : un portrait de famille, un repas de famille, une sortie en famille… Avec ce nouveau projet, Pauline Bastard poursuit son travail autour d’expériences collectives, à l’instar du projet Alex pour lequel elle inventait une personne, un être social ayant son compte Meetic, son compte Facebook, son compte Améli et son compte en banque… L’œuvre utilisait déjà l’humain comme matière première, et associait plusieurs scientifiques issus de l’anthropologie, de la psychologie, de la sociologie, mais aussi de la philosophie puisque le projet Alex, tout comme Construire des liens familiaux, posait des questions d’ordre éthique à l’heure des interrogations sur la PMA, la GPA, le transhumanisme ou l’homme augmenté. Alex serait comme le surhomme du 21e siècle, qui pourrait intégrer la fausse famille présentée à Servières.
« Tous les êtres jusqu’ici ont créé au-delà d’eux-mêmes quelque chose de supérieur à eux. Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? C’est justement cela que l’homme doit être pour le surhomme. »
Nietzsche
Les projets de Pauline Bastard visent à observer l’évolution de la société en poussant un peu plus loin une situation que nous vivons déjà mais dont les conséquences passent encore inaperçues. En immergeant des personnes dans une fiction pseudo-réelle, elle cherche à mettre en évidence une réalité d’autant plus criante qu’elle se crée par l’expérience. Si le résultat est une œuvre destinée aux centres d’art, l’objet final n’en est pas moins une somme de renseignements précieux d’un point de vue sociologique et pose au visiteur une multitude de questions sur ses repères, ses conceptions, ses paradigmes, et sur des habitus que nous avons assimilons presque à notre insu. La famille du projet Contsruire des liens familiaux est classique dans sa structure mais inédite dans sa conception. C’est une famille « artificiellement engendrée », comme le dit Élisabeth Roudinesco, mais pas au sens où elle l’entend. Ici, il ne s’agit pas d’éprouvette mais d’un projet destiné à l’art, mettant en relation quatre personnes composant une famille le temps d’une semaine. Le spectateur évolue dans l’espace comme il évolue dans le projet, chronologiquement, et découvre comme à la maison, vautré dans un canapé, le dispositif révélé dès la première vidéo qui montre le casting des quatre membres de cette famille composée de toutes pièces. Ils ne sont pas acteurs, ne jouent aucun rôle et ne récitent aucun texte, ils sont eux-mêmes et tentent avec Pauline de découvrir si des liens peuvent advenir entre eux et de quelle nature. Le deuxième épisode est prévu pour juillet 2018 ; d’ici là, chacun d’entre eux retourne à sa vie et à sa famille de sang…
De l’autre côté de la cimaise, Nicolas Daubanes présente un corpus d’œuvres plus personnel. En parallèle de l’exposition, l’artiste est en résidence dans les Hôtels Vacances Bleues (3) , où il observe ce qui se joue entre différents membres d’une famille lors d’un week-end qui lui est dévolu, requérant toutes les conditions pour vivre au mieux ce moment. La restitution de cette résidence se fera au Château de Servières au moment du Printemps de l’Art Contemporain (4).
Pour Souviens toi d’aimer, Nicolas Daubanes présente quatre œuvres dont la plus ancienne date de 2010. Il est alors encore étudiant aux Beaux-Arts, période pendant laquelle il utilisera la performance comme un médium lui permettant d’exprimer plusieurs choses à la fois… L’installation Avoir l’apprenti dans le soleil, 2010-2017 est en quelque sorte le portrait du père de l’artiste à la manière dont opérait Yves Klein, c’est-à-dire en sélectionnant des objets qui représentent une personne plus fidèlement que les traits de son visage. Le titre offre plusieurs entrées dans l’œuvre : celle de la référence à Duchamp et du ready-made, mais aussi celle de l’évocation du petit cycliste gravissant les lignes d’une portée musicale dans le dessin qui porte ce même titre. Celle encore de l’apprenti, transposition d’un fils dans les pas de son père, enfourchant le vélo paternel et activant en 2010 cette installation. Il y onze ans, Nicolas Daubanes subissait une greffe d’organe, entrainant un empêchement physique que l’artiste a choisi d’exploiter, en en faisant une entrave constitutive de son travail, non pas un sujet mais un matériau à part entière…
« La dimension artistique de cette performance est d’entrecroiser autour d’une histoire singulière de nombreux niveaux de sens, de nombreuses dimensions de l’existence. Sans insister sur la métaphore, disons qu’il y a là comme la transposition d’un parcours de vie. »
Nicolas Daubanes
Aujourd’hui, la performance n’a plus lieu d’être, et Nicolas préférera montrer cette œuvre inerte dans la pénombre comme le souvenir d’une époque et de l’apprenti qu’il était. La Membrane : Cuisine, qui date de 2011, témoigne aussi de ce passage à l’âge de raison, une sorte de mue où l’empreinte de la cuisine familiale a été décollée. Le matériau est fragile et l’œuvre n’est pas éternelle. L’éphémérité étant pour Nicolas Daubanes une condition récurrente pour ses œuvres… Près de cette membrane qui flotte comme un spectre d’une pièce où l’esprit de famille demeure, on voit le petit film de son oncle réalisé en 1993 dans la maison familiale. Les zooms sur les portraits prennent aujourd’hui une dimension bouleversante ; le spectateur fera lui-même les liens entre les images et la sculpture et se racontera une histoire, celle de l’artiste bien sûr, peut-être la sienne aussi. L’ombre qui se dessine sur le mur fait également partie de l’installation, évoquant d’avantage une ruine qu’une chaleureuse cuisine familiale. Cette ombre rappellera à ceux qui les connaissent les wall drawing réalisés par l’artiste quand il dessine au cutter dans des plaques d’aimants les formes carcérales des prisons dans lesquelles il est souvent en résidence. Car si Nicolas étend un propos personnel à ceux qui, comme lui, sont dans la privation d’un certain nombre de choses, c’est bien avec les prisonniers que le parallèle se révèle le plus prégnant. Les dessins de prisons de Nicolas Daubanes sont faits de leur propre matière, celle des barreaux qui obstruent la cellule et la vue des prisonniers… Cette technique de dessin de matière métallique aimantée, l’artiste la transpose en 2017 aux trois portraits de Charlette, dont l’un est présenté dans l’exposition. Nicolas Daubanes aura enfin trouvé une matière à la hauteur de son sujet, puisqu’il s’agit ici de poudre d’étoile filante…
« La vie familiale se présente pratiquement partout dans les sociétés humaines, même dans celles dont les coutumes sexuelles et éducatives sont très éloignées des nôtres. Après avoir affirmé, pendant environ cinquante ans, que la famille, telle que la connaissent les sociétés modernes, ne pouvait être qu’un développement récent, résultat d’une longue et lente évolution, les anthropologues penchent maintenant vers la conviction opposée, à savoir que la famille, reposant sur l’union plus ou moins durable et socialement approuvée d’un homme et d’une femme et de leurs enfants, est un phénomène universel, présent dans tous les types de société. » Claude Levi Strauss
Une fois n’est pas coutume, les artistes seront présents le vendredi 6 avril lors du finissage de l’exposition Souviens-toi d’aimer. Ce soir-là, même heure même lieu, deux autres artistes, Madely Schott et Alessandro Franceschelli, verniront l’exposition Trop de bruit sur la langue. Une raison de plus de se rendre au Château de Servières.
Céline Ghisleri
Souviens-toi d’aimer : jusqu’au 7/04 au Château de Servières (19 boulevard Boisson, 4e).
Rens. : 04 91 85 42 78 / chateaudeservieres.org
Pour en (sa)voir plus : paulinebastard.com / www.nicolasdaubanes.com
Notes
- La famille en désordre d’Élisabeth Roudinesco (Fayard, 2002) [↩]
- Le projet a reçu le prix Mécènes du Sud en 2016[↩]
- Dans le cadre d’un atelier MP 2018 – Quel Amour ![↩]
- Double exposition du 10 mai au 7 juillet avec Rachel Maclean[↩]