Identité Remarquable | l’Atelier des Artistes en Exil
Des racines et des aides
Comme son nom ne le suggère pas forcément, l’Atelier des Artistes en Exil est bien plus qu’un simple espace où mettre en forme les arts. Aussi terrain d’accueil, d’insertion et de soutien administratif, le projet est arrivé il y a tout juste un an à Marseille, et y donne en ce moment — et pour la première fois — son festival, Visions d’Exil. L’occasion pour tout le monde de décentrer ses points de vue, de kaléidoscoper ses lignes de fuite, et de modeler d’autres reliefs.
Si l’association a d’abord pris ses quartiers à Paris il y a cinq ans, l’arrivée propice d’une antenne à Marseille est loin d’être semblable à l’un de ces énièmes parachutages aux causes commerciales et aux conséquences gentrifiantes, à en faire grincer des dents. Sans doute parce que les causes sont sociales, et que les conséquences sont humanistes, en plus d’être locales.
Conçu à partir d’une « crise d’inhospitalité » observée et identifiée dès 2015 envers les personnes et les artistes qui arrivaient pour beaucoup, à l’époque, de Syrie, le projet de Judith Depaule et d’Ariel Cypel naît en 2017. Pour ces deux artistes venu·e·s du théâtre et lieu d’art Confluences (à Paris, dans le XXe, désormais fermé), qui programmait beaucoup d’artistes réfugié·e·s, l’évidence s’imposait de dégager un espace singulier. Une structure pour accompagner spécifiquement les artistes et leurs besoins liés à leurs pratiques, tant dans le macrocosme juridique et sociétal français, que dans ce microcosme du monde culturel, de ses petites sociétés et de son économie si particulière. Une fois décroché l’immeuble de 1 000 m2 pour accueillir, aménager des ateliers, salles de danse, de théâtre, etc. ; et une fois recrutée l’équipe d’une vingtaine de personnes, Judith et Ariel s’intéressent à Marseille. « Parce que c’est logique. Beaucoup d’artistes sont dans le Sud, arrivent par ici aussi — les Russes et les Ukrainiens atterrissent à Nice — mais vont ensuite à Paris parce qu’il y a l’atelier », entérine Sarah Gorog. Une Sarah Gorog qui connaît bien Marseille, ses nuits, sa culture, et aussi ses rues, pour avoir œuvré « chacun pour tous » avec le Carillon. Sarah se voit donc confier le projet marseillais, Judith lui proposant d’ouvrir l’atelier à Marseille « tout en réservant des billets d’avion au départ de Kaboul », à l’automne 2021, juste après la prise de Kaboul par les talibans.
Arty-social
Sarah s’installe alors à la direction de l’Atelier des Artistes en Exil (abrégé « aa-e ») de Marseille qui, lui, prend ses quartiers à la Cômerie (6e), le lieu d’art géré par Montévidéo. Judicieusement épaulée par Nicolas Stolypine, ancien juriste spécialisé en droit des étrangers — qui parle aussi persan —, elle conçoit le projet comme un « accompagnement global. Je ne suis pas assistante sociale, pas psy. Mais on ne va pas exposer un mec sans savoir où il dort… C’est ce qui remet en question la dichotomie entre le social et l’art : en général, le monde social ne comprend rien à l’art, et le monde de l’art lui, est au-dessus du social. » Ouvrant un espace dans l’intersection, Sarah et Nicolas, entourés de services civiques et de bénévoles, suivent aujourd’hui cinquante-cinq artistes en exil. En exil, les artistes le sont à cause de leurs positions politiques, des guerres, à cause de leurs genres, de leurs sexualités, de leurs religions ou ethnies, parce que telle œuvre ou telle pratique a eu l’outrecuidance de déranger, voire de la morgue à s’en faire arrêter. Bref, pour continuer à exister, la suite était ailleurs. Et artistes, soient iels l’étaient déjà avant l’exil, soit le sont devenu·e·s, « par nécessité artistique » : musique, théâtre, danse, arts plastiques, écriture, films, photo… Et parce que toute action veut une limite pour rester efficace, l’accueil de l’Atelier s’arrête aux « peintres du dimanche » et à l’artisanat. « Par contre, on n’est pas là pour dire aux artistes si leur travail est bien ou pas : on va plutôt leur donner les codes. » Sur le site de l’Atelier, on trouve les biographies des artistes en plusieurs langues et les liens vers leurs travaux, loin de l’amateurisme. Si l’association défend la valeur du travail de ses artistes, et au besoin, encadre les modalités de leurs différents contrats, elle n’est pas une « agence » à proprement parler, même si la frontière s’avère fine. Le mot d’ordre n’est pas contrat, mais plutôt tremplin, « un tremplin pro. En échange, on leur demande de s’engager de façon bénévole, de s’investir un minimum. »
Alors concrètement, l’accompagnement se fait sur-mesure, et personne n’est obligé à rien. Nicolas explique aux artistes les enjeux d’une demande d’asile, enjeux méconnus et néanmoins rigoureux : une demande entraîne l’impossibilité d’un retour au pays, par exemple. Il se bat pour des recours, ou fait le lien avec différents organismes comme l’Ofii (Office Français de l’Immigration et de l’Intégration), ou l’Opfra (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides). Pour certain·e·s, l’urgence réside dans le logement ; pour d’autres, il faut parler français (les comédien·ne·s, notamment). Depuis septembre dernier, un « apprentissage du français par l’art » est mis en place avec le CTAI de Marseille (Contrat Territorial d’Accueil et d’Intégration des réfugiés et primo-arrivants) : les artistes vont dans des lieux d’art (Mucem, Frac, Art-cade…) pour développer in situ leurs techniques de communication professionnelles, pour parler des œuvres, avec les œuvres. Et en ce moment, l’Atelier met en place une permanence d’avocats. Si tous ces outils vivants sont mis à disposition des artistes, l’aa-e se veut conserver une substance : celle de toujours pouvoir fournir un espace d’atelier aux artistes. À la Cômerie, l’ancien couvent dans lequel l’association a pris place, « on grandit très, très vite. L’idée, c’est qu’il y ait des ateliers d’artistes en exil partout, à Lyon, à Toulouse… parce que ça répond à un réel besoin, et parce qu’on voyage moins. Je ne sais pas si tu as envie d’aller en Birmanie, en Afghanistan ou en Ukraine, là, mais… » L’aa-e aide les artistes, mais ce sont ces artistes qui avec leurs travaux, leurs récits que souvent leurs exils sous-tendent, nous permettent d’avoir des « yeux sur ce qui se passe dans le monde », et à l’Atelier, puis au public, de projeter ces visions.
Le festival Visions d’Exil
Pour Visions d’Exil, qui voit loin et jusqu’au 10 décembre à Marseille, l’aa-e jalonne l’automne marseillais de projections, concerts, lectures poétiques, expos, spectacles et fêtes comme autant de lucarnes sur cette expérience singulière et commune aux artistes. Au thème du générique « Stop Wars » de cette édition, une multiplicité de regards sur des guerres bien identifiées, et des opus qui bataillent aussi contre des forces plus insidieuses attaquant l’existence. Parmi les nombreux évènements, le photographe Şener Yılmaz Aslan expose Refugee trans guest house, un photo-reportage lumineux, puissamment coloré, décors cru et sujets animés, de réfugié·e·s LGBTQ+ en Turquie (ce qui lui a valu, au moins, une arrestation sur place, précipitant son arrivée en France), visible à Coco Velten. Aux 8 Pillards, création scrutant les profondeurs d’âmes, le chorégraphe-performeur Breno Angelo dansera Sous les Masques, masques créés par Évora Lira — qui s’attache, elle, à lier haute-couture et écologie (le 17/11). Bonne (et durable) figure faite, pour clouer le spectacle : tous les artistes de l’Atelier de Marseille vont enflammer la Cômerie, aux portes grandes ouvertes pour l’occasion (les 2 et 3/12). Des performances anti-guerres traverseront l’exil de toustes et les arts de chacun, passant de décors vivant en cimaises peintes, dans de grandes explosions de chaises et des accents de kitsch dansé, nous faisant passer de salles noires aux spots des défilés. Intéressante somme de regards, aux perspectives des réciprocités.
Margot Dewavrin
Stop Wars – Festival Visions d’Exil : jusqu’au 10/12 à Marseille (et aussi à Avignon et en région parisienne).
Rens. : festival.aa-e.org
Le programme du festival Visions d’Exil ici