Vue d’exposition Sur pierres brûlantes © Aurélien Mole

Sur pierres brûlantes à la Friche La Belle de Mai

Œuvres Commune

 

Parmi la multitude des propositions du week-end de rentrée de l’art contemporain, dont la très sage biennale Manifesta 13, Sur pierres brûlantes, une exposition signée Triangle-Astérides, réunit les quartorze artistes des Ateliers de la Ville de Marseille. Les commissaires ont suivi un fil conducteur tout indiqué : la cité phocéenne, à qui les artistes rendent hommage avec pertinence sur les deux plateaux de la Friche.

 

« Il y a cent ans et quelques naissait un bataillon, c’est écrit dans un livre chapitre révolution, c’est debout qu’on veut vivre et se lever le front. Assez de frustration. Assez de démission. À l’assaut du ciel. Belle de Mai… » (1)

 

Il y a deux ans, la sélection des quatorze artistes de Lorette, Boisson et Lieutaud faisait polémique. On se souvient du mécontentement des artistes marseillais, qui s’étaient sentis lésés par le choix d’un jury optant pour une sélection dans laquelle ils se trouvaient mal représentés. Nul doute qu’à l’heure d’une nouvelle sélection, personne n’aura oublié les différends qui avait opposé les uns aux autres. C’est sans doute là une singularité marseillaise, que de crier haut et fort quand quelque chose déplait, quand il faut dénoncer l’injustice. Une ville qui gronde et se rebelle — elle en a souvent l’occasion — car, oui, Marseille est brûlante et les artistes sont comme attirés par ce feu…

Il n’y a pas si longtemps, les résidents des Ateliers de la Ville (Caroline Le Méhauté, Robin Touchard, Thomas Couderc, Sandro Della Noce, Yann Gerstberger, Alice Gadrey, Estrid Lutz, Guillaume Gattier, Boris Chouvellon, Bettina Samson), s’ils sortaient majoritairement de l’ESDAMM (École supérieure d’Art & de Design Marseille-Méditerranée), s’envolaient pour Bruxelles, Paris, le Mexique ou le Canada après leur passage place de Lorette et boulevard Boisson. C’est l’inverse qui se produit aujourd’hui. Depuis quelques années maintenant, l’afflux d’artistes vers la cité phocéenne ne semble pas se tarir, nourri par des diplômés de toutes les écoles d’art espérant profiter d’espaces encore bon marché et de l’effervescence d’une scène marseillaise qui s’est beaucoup renouvelée ces dernières années. Une scène constituée de jeunes et d’anciens, des jeunes artistes issus de l’ESDAMM, de l’ESAAIX, de la Villa Arson, de l’ESBA (Nîmes) et de l’ESADTPM (Toulon) et d’autres écoles plus lointaines : une diversité qui, c’est un poncif, en fait la richesse.

À quelques mois du départ, vient le temps du travail et le moment de juger sur pièce. Chacun des quatorze artistes livre une œuvre qui ne cherche pas à communiquer avec celle du voisin, même si l’exposition réussit la performance d’un propos récurrent et linéaire. Le visiteur, aidé des commissaires, trouvera donc une belle cohérence dans des travaux où la question de la lutte revient sous différentes formes et donne à la majorité des propositions une force indiscutable. Marseille était le seul sujet possible. Mais quelle Marseille ? Celle de la lutte et des révoltes, qui fût ces deux dernières années le théâtre de drames et (plus récemment) de joies, d’injustices et de résignation, d’une métamorphose physique et d’un tournant politique bien sûr, mais aussi philosophique et écosophique… Ce n’est plus le moment d’en partir.

L’œuvre qui raconte le mieux cette histoire est sans doute celle d’Arthur Eskenazi, que l’on peut voir et revoir à l’envi et gratuitement puisqu’elle occupe les paliers de l’espace d’exposition. Une œuvre à la fois centrale et en marge, à l’image des habitants avec lesquels elle s’est faite : « les gens » de la Belle de Mai. Soit l’un des quartiers les plus pauvres d’Europe, dont la liste des mauvais « records » (habitat dangereux, équipements scolaires indignes, politique urbaine inexistante…) est égrainée dans le film Belle de Mai à l’assaut du ciel de la compagnie Organon Art. Arthur Eskenazi met en forme et en espace l’œuvre monumentale de Valérie Trébor et Fabien Aïssa Busetta, et de tout un collectif qu’il a rejoint depuis. Ce projet musical, qui a mobilisé 200 élèves du quartier durant plus de deux ans, prend racine autour de l’histoire du bataillon de la Belle de Mai lors des soulèvements de la Commune en avril 1871. Des ateliers d’écriture, de chant, de lecture, une chorale de plus de 200 chanteurs, des enquêtes, des recherches et des collectes d’archives concourent à amener ces jeunes à se sentir à nouveau citoyens, au cœur d’une histoire qui a un passé mais aussi un futur dont certains doutent parfois… La révolte se chante, se joue, se lit au cœur de ce quartier abandonné, jusqu’à émerveiller les plus nantis d’entre nous, à l’image de cette Américaine qui trouve « tellement de créativité dans cette pauvreté ». Le spectacle ne sera pas rejoué, mais le 25 octobre, Arthur Eskenazi et la compagnie Organon Art organisent un moment de performance des extraits de la pièce.

Ce même jour aura lieu la remise du Prix des Ateliers, que l’on espère voir attribué à Maïa Izzo-Foulquier. On a comme un sentiment de déréliction devant la vidéo Curriculum Vitae de cette jeune artiste, qui a mis fin à ses jours en décembre dernier. Force d’une œuvre indissociable d’une vie, vouée à la révolte et au combat. À l’image de son inscription Pute et Peintre, aucune distance possible avec les images-vérités de l’artiste militante. On pense à toutes celles qui la précèdent (Valie Export, Martha Rossler, Gina Pane), surtout à Nan Goldin, entre vie et témoignage de vie, où le combat et la détresse se mêlent, l’une l’emportant parfois sur l’autre. Au-delà des femmes, des putes, des questions de genre, Maïa Izzo-Foulquier traitait des injustices et des mépris, ceux adressés à toutes celles et ceux que la société rejette et qui n’ont parfois plus la force de se battre.

C’est encore le jus de la contestation qui suinte du mur de béton de Nicolas Daubanes, teinté d’un rouge explicite. Le visiteur qui s’approche pour observer les béances d’où la matière sucrée se liquéfie et se transforme s’attardera pour écouter la voix familière qui susurre à son oreille les textes tirés des récits de la Commune de Paris. L’artiste offre à Marseille une version de son exposition personnelle du Palais de Tokyo, traitant des sujets qui l’animent : l’enfermement, mais aussi le soulèvement et la résistance à une situation avilissante. Le dessin à la limaille de fer aimantée est une représentation fragile et éphémère de Saint Michel, la prison de Toulouse représentative des œuvres avec lesquelles les Marseillais découvraient cet artiste il y a quelques années déjà…

Quelques années seulement après la Commune, Rodin entame son œuvre sans doute la plus puissante et la plus ambitieuse, la plus ancrée dans son époque aussi : la porte de l’enfer qui s’arrête sur la dernière partie de la Divine Comédie de Dante. C’est à cette œuvre monument que Victoire Barbot s’attaque, la reproduisant à l’échelle 1 (six mètres de haut), la faisant passer du format portrait au paysage, du format de la porte à celui du mur. Entre sculpture et dessin se pose ici la question du bas-relief. Victoire Barbot creuse son trait dans la mousse des briques vertes utilisées par les fleuristes : le geste est bien celui du dessinateur, et c’est sans doute pour cela qu’on la retrouvera prochainement sur le Salon de dessin Paréidolie. Actuellement à l’ouvrage dans le secret de l’atelier, elle réalise le pendant de cette pièce : une transposition de la Porte du Paradis de Lorenzo Ghiberti, dans des feuilles d’aluminium dorées rappelant celles des boîtes de chocolats.

L’espace investi par Fiona Mackay, faussement naïf et enfantin, est un environnement propice à la peinture et au dessin aux couleurs édulcorées. Ce wall drawing de bestiaire et d’hommes alanguis nous évoque spontanément une pornographie masculine moins répandue que celle des femmes. L’œuvre dérange si l’on en croit l’image autocollante arrachée régulièrement par les visiteurs, celle d’un homme sûrement « bien monté » que les prudes confisquent aux regards des visiteurs qui leurs succèdent. C’est une des lectures possibles de l’œuvre de Fiona MacKay, d’un féminisme militant, qui nous rappelle que si l’image d’un homme nu choque encore, cela fait bien longtemps que les images de femmes à poil ne dérangent plus personne…

Ce souffle contestataire se ressent également dans les sculptures hygiéniquement blanches d’Antoine Nessi, qui rappellent les chambres stériles des lieux décontaminés, sculptures aux formes hybrides à la fois étranges et familières créant un univers où l’homme n’est pas le bienvenu. Une expression des outils de travail détournés et dénués de sens pour le travailleur destitué de la connaissance et des étapes antérieures et extérieures à son travail. Antoine Nessi travaille lui aussi sur des questions d’oppression dans le monde du travail ou dans la rue, questionnant à travers ses sculptures les dispositifs qui briment et empêchent l’expression et la quête de sens.

On retrouve aussi ces univers paradoxaux chez Caroline Mesquita, qui livre l’œuvre sûrement la plus surprenante. Dans la vidéo The Machine Room (2018), l’artiste se met en scène avec l’un de ses personnages de métal. Ses films animent ses sculptures de laiton au service d’une infime narration où la sculpture et la femme se rencontrent dans un monde imaginaire. La peinture intervient également et recouvre la machine, les femmes et le décor, ajoutant à l’ensemble une facture low tech. Suivant les codes d’une science fiction plus Ed Wood que Star Wars, Caroline Mesquita imagine un univers épris des formes du cinéma ou de la BD, producteurs d’images du futur appartenant à l’inconscient collectif et déjà au passé.

On notera également la présence des œuvres d’Adrien Vescovi, qui se transposent de façon très habile dans la scénographie de l’exposition, qui permet à toutes les pièces d’exister les unes avec les autres sans se gêner sur ces si difficiles plateaux de la Friche. Vescovi réussit un travail formel qui se met au service de ses acolytes tout en existant pour lui-même. L’expression d’un esprit du collectif où les individualités sont respectées.

 

Céline Ghisleri

 

Sur pierres brûlantes : jusqu’au 25/10 à la Friche La Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e).

Rens. : www.trianglefrance.org/fr

 

Notes
  1. Chant Assez de frustration – Message privé (compositeur : Richard Dubelski) dans le film Belle de Mai à l’assaut du ciel de la compagnie Organon Art[]