Le Temps à rebrousse-poil (L’Ab-sens de sens) à la Compagnie
Temps agité
Pertes de repères temporels et perceptifs à la Compagnie, où les vidéos de cinq artistes opèrent une distorsion des codes de visionnage et du mouvement des images autour de questions qui prennent le temps à revers.
Les minutes s’écoulent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, ces jours-ci, au 19 rue de Pressensé… L’atmosphère se fait sombre, intime, et, dans un silence monacal, on parcourt l’exposition comme au cinéma plus que dans un white cube.
Dans une scénographie introspective signée par le directeur du lieu en personne, Paul Emmanuel Odin, pénombre et silence créent comme un sas entre le brouhaha de la rue et les mondes cinétiques qui nous attendent… L’étrangeté des images nous interpelle immédiatement : un chamboulement philosophique et narratif s’opère sur les vidéos, quelque chose se trame autour de la question du temps et de l’enchaînement non linéaire des images.
L’exposition s’organise autour d’une réflexion théorique aux conséquences plastiques et visuelles : chaque vidéo voit sa chronologie perturbée totalement ou partiellement, et ce rebours provoque des renversements de sens, voire des absences de sens comme l’annonce le titre. Le commissaire transpose des questions liées au champ cinématographique à celui des arts plastiques et à un médium en particulier : la vidéo. Entre film et vidéo, la frontière est ténue, se rapportant à des questions historiques et formelles (matériel, support), même si vidéastes et cinéastes brouillent constamment les pistes. Les arts plastiques et le cinéma n’ont eu de cesse de communiquer, voire de faire œuvre commune. En témoignent des centaines d’œuvres, parmi lesquelles le chef-d’œuvre de Christian Marclay, The Clock, qui, en jouant sur le montage d’extraits de films, constituait une horloge virtuelle pendant vingt-quatre heures.
L’exposition de la Compagnie s’interroge d’avantage sur leurs problématiques communes, à savoir « le mouvement, le rapport au temps, à l’histoire et au monde contemporain, et à l’éternelle expérimentation, qui sont au cœur du geste créatif (1) . » Outil expérimental qu’utilise Pascal Grandmaison dans Nostalgie # 1, qui nous accueille dès l’entrée, puis dans La Main du rêve, filmée avec une caméra à très haute définition. L’appareil scrute chaque détail et chaque mouvement. Sans mot, l’œuvre « raconte » la nature dans son intimité, avale le spectateur absorbé par la musique et la lenteur des images dégagées de toute nécessité de narration…
Moins ésotérique, la vidéo de Claire Dantzer (On ne parle pas la bouche pleine) cesse rapidement de nous faire rire. Le spectateur compatit avec l’artiste dont le visage se contorsionne d’écœurement, rejetant cette si longue langue de bœuf noire qui n’en finit pas de sortir de sa bouche. L’artiste traite ici frontalement d’un sujet tabou (ce qui entre et sort de notre corps) pour créer un malaise.
La vidéo de Fayçal Baghriche, Dans le sens de la marche, joue sur notre connaissance du rewind. La ville qui « avance » autour de lui ne tourne plus rond : les gens, les voitures, les escalators… tout recule. L’artiste se tient droit au milieu de ce monde absurde, comme le seul repère fiable. Dans ce brillant retournement de la vidéo, les procédés techniques et formels perdent le spectateur dans une équation à trois inconnues : comment a été tournée la vidéo ? Comment nous est-elle montrée ? Qui marche vraiment droit ici ? L’artiste adopte une posture à rebours de l’opinion générale, créant la possibilité de se trouver seul dans le vrai…
Le cinéma revient encore dans l’œuvre de Laurent Fiévet, avec le visage de Gene Tierney, sublime Laura de Preminger. Dans Whirlloop, l’artiste vient perturber la structure narrative du film en créant une mini boucle temporelle à partir d’un extrait. D’infimes perturbations chronologiques modifient tous les gestes et toutes les intentions de Gene Tierney qui écrit une lettre, l’efface, hésite, rêvasse… Cette distorsion du temps a pour conséquence de raconter une toute autre histoire et de créer un tout autre cinéma…
« Il se passe quelque chose dans le cinéma moderne qui n’est ni plus beau, ni plus profond, ni plus vrai que dans le cinéma classique mais seulement autre. (…) C’est là que se produit le renversement : le mouvement n’est plus seulement aberrant, mais l’aberration vaut pour elle-même et désigne le temps comme sa cause principale. « Le temps sort de ses gonds » : il sort des gonds que lui assignaient les conduites dans le monde, mais aussi les mouvements du monde. Ce n’est pas le temps qui dépend du mouvement, c’est le mouvement aberrant qui dépend du temps… » (Gilles Deleuze (2) )
Céline Ghisleri
Le Temps à rebrousse-poil (L’Ab-sens de sens) : jusqu’au 1/11 à la Compagnie (19 rue Francis de Pressensé, 1er).
Rens. : 04 91 90 04 26 / www.la-compagnie.org
Notes
- In CinémAction n°122, janvier 2007: « Arts plastiques et cinéma », dirigé par Sébastien Denis[↩]
- L’image mouvement et l’image temps, Gilles Deleuze,Editions de Minuit (1 novembre 1985). Collection : Critique[↩]