Trankat à la Tour-Panorama de la Friche la Belle de Mai
Si loin, si proche…
Retour de résidence, Trankat se développe dans une pénombre propice à la découverte des œuvres d’artistes des deux côtés de la Méditerranée, qui témoignent des richesses du mélange et de la mixité des pratiques artistiques. Histoire de s’ouvrir à des cultures pas si éloignées, quitte à chambouler notre façon de voir les choses.
Plus ancienne médina du Maroc, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, Tétouan avait déjà retenu l’intérêt des Phéniciens, puis des Carthaginois, des Mauritaniens et des Romains avant de se proposer aux artistes du XXIe siècle comme l’écrin d’un cycle de résidences mené par Trankat et Sextant et plus. Outre ses nombreux intérêts historiques, géographiques et architecturaux, la ville offre également le contexte symbolique idéal compte tenu d’une étymologie porteuse de sens pour le champ des arts plastiques : Tétouan, déformation probablement d’origine portugaise du mot Tittaween, est le pluriel de Tit, qui signifie « source » ou « œil ». S’agit-il pour l’artiste qui s’exile en résidence de renouveler son regard, de s’ouvrir à d’autres mondes et à d’autres savoir-faire, et d’inclure dans sa propre pratique les changements de cette immersion dans de nouveaux repères et de nouveaux ancrages philosophiques et artistiques ? L’exposition Trankat permet de répondre, car on y retrouve des artistes dont on connait les travaux et dont les œuvres issues de la résidence s’en trouvent décalées, presque déformées dans le sens où ces nouvelles formes produites loin de Marseille se sont imprégnées des matériaux physiques et contextuels de Tétouan… Mais l’échange n’est pas à sens unique, et nul doute que les relations tissées entre les artistes d’ici et ceux rencontrés là-bas, avec les artisans garants d’une histoire et d’un savoir-faire en voie de disparition, garantiront un formidable vivier de transmissions de techniques et de mémoire… A l’instar de l’œuvre de Fouad Bouchoucha, qui détaille crûment à la lumière des néons, comme sous la vitrine scientifique d’une expérience médicale, les ressemblances mais surtout les différences des techniques de fabrication du zellige (mosaïque en carreaux de faïence colorés). La Maîtresse et son esclave met en miroir la réalisation manuelle et artisanale de la faïence ornementale marocaine typique et celle plus normée et plus anonyme de l’ère industrielle, par l’introduction du dessin numérique et des machines. C’est également l’art du zellige que revisite Mourad Krinah, artiste algérien dont le travail interroge la profusion des images médiatiques auquel tout un chacun est confronté chaque jour, questionnant leur poids politique et surtout leur perte de substance, annihilée par cette production en masse. A Tétouan, l’artiste s’empare du traditionnel zellige pour immiscer dans ses motifs géométriques abstraits les images politiques de coupures de journaux. L’ornement se répète ici sous la forme d’un papier peint, d’abord réalisé en sérigraphie, qui se propage sur les murs de l’exposition dans un geste systématique et dénué de toute intention artisanale.
Puis il y a ceux qui auront été sensibles à la ville et à ses ambiances, ce dont témoigne l’œuvre sonore d’Olivier Millagou dont le titre homophonique, Riffs of the Rif, joue sur le choc des cultures. L’artiste enregistre les bruits de la ville et compose une œuvre sonore diffusée dans un espace vide où l’on découvre en fin de parcours les pochettes de cuir des vinyles, hypomnemata (1) de l’œuvre et d’un souvenir, fabriquées avec la collaboration des artisans autochtones.
Cette ville, Jordi Colomer a choisi de la parcourir à sa façon. Il prend de la hauteur et se filme sautillant de toits en toits, promenant un sac de pain. Dans Médina Parkour, l’artiste se dégage des circuits conventionnels du tourisme et invente un parcours non conformiste où vue d’en haut, la ville devient exsangue des codes qui régissent les comportements de la rue. Cette vidéo dialogue avec le documentaire Architectes (Tétoua), dans lequel l’artiste se laisse guider par des étudiants de l’Ecole Nationale d’Architecture. Des images entrecoupent la vidéo, montrant le processus de réalisation d’une maquette avec du pain, sur le toit de la résidence. Ephémère et putrescible, le médium fait ici figure de symbole économique et politique, questionnant la coexistence des différents corps sociétaux. Sur les toits, on retrouve Moussa Sarr qui imite le cri du coq et tente de réveiller les habitants de Tétouan, offrant au passage une vue des hauteurs de la ville et du paysage environnant. A ces chants made in France répond celui du muezzin… Même ironie dans son œuvre intitulée Rising Carpet, un tapis de prière dirigé par un drone qui convoque toutes les crispations du moment au-delà de toutes les caricatures figées d’un côté comme de l’autre… Enfin, au-delà des symboles et derrière le caisson lumineux de Simohammed Fettaka, on découvre l’hypnotique et mystérieux film de Saïd Afifi. New Mythology est un film d’animation de treize minutes, dont toute notion technique et de temps nous échappe. Des formes défilent, que l’on interprète comme architecturales, mais qui pourrait être sculpturales, voire picturales quand la lumière dessine sur une façade les formes géométriques de l’ombre sur le béton. On scrute au plus proche de la caméra les contours de ces architectures postmodernes et un sentiment ambivalent s’installe, entre torpeur face à un monde de béton déshumanisé et beauté des formes, des matières, des lumières et des points de vue — cadrages qui redessinent ces environnements dont on sent bien le caractère menaçant. Assimilables à ceux des jeux vidéo, les déplacements, ancrés dans une lenteur irréelle et d’une froideur artificielle, immergent le regardeur qui finit par ne plus comprendre la nature des images. Acceptant par là même d’entrer dans une fiction qui trouve pourtant ses sources dans la réalité des monuments de Tétouan…
Céline Ghislery
Trankat : jusqu’au 19/04 à la Tour-Panorama de la Friche la Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e).
Rens. : 04 95 04 95 04 / www.sextantetplus.org
Notes
- Les hypomnemata, au sens général, sont les objets engendrés par l’hypomnesis, c’est-à-dire par l’artificialisation et l’extériorisation technique de la mémoire. Les hypomnemata sont les supports artificiels de la mémoire sous toutes leurs formes : de l’os incisé préhistorique au lecteur MP3, en passant par l’écriture de la Bible, l’imprimerie, la photographie, etc. http://arsindustrialis.org/hypomnemata – Bernard Stiegler[↩]