Travelling à la Galerie Karima Celestin
Vidéos à la demande
Trois ans après l’ouverture de sa galerie, Karima Celestin opère un sérieux virage pour se consacrer désormais uniquement à la vidéo. L’exposition Travelling amorce cette nouvelle voie qui s’annonce pleine de bonnes surprises, de gros plans, de plans-séquences et de travellings avant, mais pas arrière…
Le médium, dont on fait remonter la naissance aux années 60 et à Nam June Paik, n’avait pas à Marseille de lieu spécifique, si l’on omet les précieux Instants Vidéo, moment fort dévolu à cette pratique artistique récente que l’on doit encore apprendre à regarder. Il fallait donc un lieu pour réfléchir à cet « “art vidéo” dans toute son ambiguïté : à la fois médium et média, technique et expression, dispositif et projection, intimité et mise à nu(1). » Car en matière d’art vidéo, le champ des possibles est multiple, comme en témoigne la programmation 2015 de Karima Celestin, qui abordera la question sous différents angles : numérique, animation, installation, etc. La galeriste voyagera désormais léger vers des foires et des projets tournés vers l’international, tout en élaborant une programmation qui rend compte des pratiques d’un art filmique interrogeant l’image en mouvement.
Pour cette première exposition, outre la réflexion sur le mouvement et le temps, les mêmes sujets animent la galeriste : le voyage, l’évasion, l’enfermement, autant de notions en résonance avec sa propre expérience depuis son arrivée à Marseille. Le plaisir de découvrir une ville, mais aussi l’inquiétude de s’y enfermer, à l’image de cette femme sur la photographie de Michèle Sylvander aux éléments ambivalents, que l’on découvre dès notre entrée : un objet (le masque), un décor (la mer) et un geste (les battements). La jeune femme agite ses bras comme pour s’envoler, tournant le dos à la mer et à l’auguste horizon, masquée pour ne pas respirer le grand air qui l’entoure. Incongruité et paradoxes qui font de cet être un humain…
D’écran en écran, de projection en projection, le visiteur suit un fil conducteur sensible, qui passe soit par les thèmes, soit par les images reliées entre elles comme les maillons d’une chaîne. Le voyage commence dans les gestes chorégraphiés de la danseuse de Bernard Pourrière, qui rejoue ceux des ouvrières de l’usine à tissage dans laquelle l’artiste a filmé. Posté sur un tabouret de travail, Bernard Pourrière opère un travelling et capte une drôle de danse conceptualisée pour rendre compte de la cadence de travail des tisseuses. Entrave du corps martyrisé par le travail, mais aussi par les chaussons de danse dans l’œuvre de Jeanne Suspluglas : l’artiste filme les pieds d’une danseuse, non pas dans la légèreté d’un entrechat, mais dans ce que la danse a de plus monstrueux, évoquant les danseuses ou les repasseuses de Degas dans leurs distorsions corporelles. Le monde des ballerines se mélange à celui de la boucherie et aux gestes saccadés du boucher coupant les escalopes que la danseuse glisse dans ses chaussons pour apaiser les souffrances de sa propre chair. Les plans sont serrés et la musique stridente, rythmée par les coups de hachoir. La vidéo convoque le spectateur dans une oppression du regard qui ne peut échapper au cadre restreint des images. Même sensation d’étouffement dans la seconde vidéo de l’artiste, qui suffoque dans un bain de pilules.
Oppression, enfermement physique ou mental, disharmonie du corps et de l’esprit nous guident dans cette première partie de l’exposition, jusqu’à l’histoire de Jeanne, jeune fille schizophrène qui se prend pour Jeanne d’Arc et confond son psychiatre avec les juges de la pucelle. Une véritable fiction réalisée par Dania Reymond, d’une qualité filmique remarquable. Avant de retrouver le chef-d’œuvre de cette dernière, Greenland Unrealised, projeté sur le mur, une halte nous amène à nous pencher littéralement sur la vidéo de Mustapha Sedjal : Sequence 1, d’une sobriété à l’efficacité redoutable, résume toute l’histoire de son pays, l’Algérie, depuis l’indépendance. Mustapha Sedjal filme un sachet plastique virevoltant dans la cage d’escalier d’un immeuble en décrépitude. La chute du sac est longue, jamais il n’atteint le sol, il survit dans une semi-existence en prise avec les courants qui le balancent et en font une marionnette. On se relève alors pour plonger dans Greenland Unrealised : dans cette très belle histoire, contée par le chef d’une tribu de Taïwan, Dania Reymond s’appuie sur un scénario d’Antonioni jamais porté à l’écran. Elle transpose l’histoire d’un peuple du Groenland menacé par la glaciation à une tribu de Taïwan aujourd’hui. La vidéo de dix minutes est réalisée en numérique dans un noir et blanc d’une force esthétique et graphique hypnotique.
Ces grands espaces nordiques nous amènent ensuite à ceux de Kapwani Kiwanga. L’artiste nous livre le dialogue muet de jeunes filles de Tanzanie, qui communiquent en arborant les phrases des tissus kanga, portés selon leurs humeurs. L’habit révèle ici la pensée et affirme un proverbe, souvent plein de bon sens. Juste à côté, on pénètre dans l’antre qui abrite l’œuvre de Michèle Sylvander, où des formes et des matières étranges se mêlent au son du ressac des vagues, seul élément véritablement identifiable. L’objet visuel est ineffable. On croit saisir parfois un morceau d’étoffe, parfois un bout de peau, ou peut-être encore un morceau de corail… Les images nous absorbent dans ce qu’elles ont de plus évocateur, mais ne se livrent jamais. Sassée ouvre grand les portes de notre perception, de notre interprétation, mais garde en elle tous les mystères qu’on ne vous révélera pas.
Céline Ghisleri
Marion Hohlfeldt, « Françoise Parfait. Vidéo : un art contemporain », Critique d’art [En ligne] : http://critiquedart.revues.org/2053
Travelling : jusqu’au 27/12 à la Galerie Karima Celestin (25 rue Sénac de Meilhan, 1er).
Rens. 09 73 54 24 37 / www.karimacelestin.com
Rens. 09 73 54 24 37 / www.karimacelestin.com