Un lac – (France – 1h30) de Philippe Grandrieux avec Dimitry Kubasov, Natalie Rehorova…
Les flottaisons intimes
Un bruit sourd et violent, un cadre fixe qui semble pourtant vaciller ; nous devinons à peine les formes et les gestes. Pourtant, très vite, l’œil s’habitue. On distingue alors un jeune homme qui, armé d’une hache, entaille le tronc d’un arbre immense. La brutalité de ces premières images nous interpelle et nous rassure. Nous sommes bien face à un objet atypique, dans cette zone trouble du cinéma que peu d’auteurs fréquentent vraiment, au carrefour du cinéma narratif et du cinéma expérimental. C’est exactement là que l’on attendait Philippe Grandrieux. C’est là qu’on l’avait quitté avec La vie nouvelle, conte abstrait sur le marchandage des corps. C’est là aussi qu’on l’avait découvert en 1999 avec Sombre, qui demeure certainement une des plus belles réussites du cinéma français contemporain. Avec une économie de moyens et de mots le rapprochant de Dreyer et Bresson, Grandrieux joint à la dimension esthétique — mais non esthétisante — de ses films une dimension physique qui place le corps de l’acteur au cœur du récit. Un lac, c’est avant tout l’histoire d’un corps, celui d’Alexis. Il vit avec sa sœur dans une cabane au milieu de la neige, passe ses journées à marcher avec son cheval dans la forêt et à abattre des arbres. On suit ses pas, ses gestes, ses crises. La caméra le scrute, le colle. Elle paraît fixée à son corps par un lien invisible. Du monde extérieur, nous ne saurons rien. Ici pas de contre-champ, les vérités se situent à l’intérieur. L’absence de toute cause psychologique ou sociale et la rareté des dialogues ne nuisent pas à la lisibilité du film ; elles le teintent au contraire d’un onirisme sombre qui rappelle par moments la douce noirceur des mots de Julien Gracq dans Au château d’Argol, et laissent aux spectateurs l’entière liberté d’en interpréter le sens. Il faudrait louer aussi la qualité et la beauté des images, la maîtrise des focales et des contrastes, et surtout la poésie qui s’en dégage. Entre figuration et abstraction, rarement la gamme des gris ne sera apparue aussi riche et lumineuse. Même si l’épilogue du film nous déroute un peu, Un lac restera une magnifique expérience de cinéma que nos yeux admirent et que nos corps éprouvent. Dire autant avec si peu, c’est presque magique.
nas/im