Valentin Martre et Maxime Sanchez – Tangible is the nouveau IRL à la Galerie de la SCEP
SCEP Game
Deux jeunes artistes inaugurent un nouveau lieu dédié à l’art contemporain, développant dans leur pratique une manière de faire des mondes (1)) à l’image de leur génération, de leur vision du monde et de leur expérience de l’art…
À l’heure où les tutelles annoncent que les budgets en arts visuels fondront cette année comme neige au soleil, jusqu’à disparaître pour certains, d’autres modèles économiques proposent une alternative à la galerie dite associative, c’est-à-dire subventionnée. Certains s’en réjouiront, mais d’autres s’en inquiètent déjà très sérieusement, car si le financement public des lieux d’art était jusqu’à récemment un gage de liberté de parole et de ton, assurant une régularité et soutenant des actions dans la durée, qui nous dit que le financement privé préservera ces trois conditions sine qua none à la libre expression de l’art contemporain ? L’idéal se situant sûrement dans un équilibre des deux sources de financement, offrant à toutes les formes et à tous les discours la possibilité d’advenir pour maintenir le débat d’idées, fondement de notre société démocratique comme nous le rappelle la philosophe Marie-José Mondzain.
Nouvelle venue dans ce turnover des lieux marseillais, la SCEP (Société de commissariat d’expositions de plasticiens) est donc née d’une initiative privée, celle de Diego Bustamante (avec l’aide de son frère), qui s’installe à Marseille dans un quartier où l’art contemporain n’avait pas encore pignon sur rue. Fraîchement diplômé des Beaux-Arts de Nîmes, le jeune homme ouvre rue Perrin Solliers un véritable white cube dans le sens immaculé du terme (2)), sur deux étages, offert pour cette exposition inaugurale à Valentin Martre et Maxime Sanchez. Si Diego Bustamante a pu réaliser les travaux de façon indépendante, les productions des deux jeunes artistes ont été rendues possibles par une modeste campagne de crowdfunding. L’idée est plutôt belle : une version contemporaine du mécène, collaborative puisque répartie entre plusieurs porte-monnaie. « J’ai la conviction que l’engagement des particuliers, même pour ce genre de budget et même à hauteur de un euro, d’une part implique potentiellement tout le monde dans un projet culturel, d’autre part peut fabriquer une solidarité directe avec l’artiste autrement que par l’achat d’une œuvre, ce qui ne rentre pas dans le budget de tout le monde. », déclarait Diego Bustamante sur le site Ulule lors de la campagne de levée de fonds.
Tangible is the nouveau IRL réunit deux jeunes sculpteurs dont les pièces dialoguent autour de quelques idées communes et leurs manières de faire des mondes. Celles du faux-semblant et d’un jeu entre espace physique et espace mental, comme le suggère le titre presque phénoménologique de l’expo. Ainsi, les sculptures de Valentin Martre et de Maxime Sanchez jouent-elles sur les matériaux et les représentations et l’expérience que nous avons de ces formes-objets. De nouveaux matériaux sont appliqués aux objets à la façon d’un Franz West, et des millénaires d’histoire de la sculpture se racontent dans cette exposition.
Maxime Sanchez adore les objets ; il les chine, les récupère, les collectionne et les réintroduit dans son travail, en les dissimulant entièrement ou partiellement sous une matière. « Je cherche des formes (des objets) qui s’imbriquent. » Il n’est plus ici question d’une sculpture d’assemblage (3) comme celle des années 60, mais d’imbrication, de concordance de formes, à l’image de ce gilet anti-pierre et de cette fausse pierre jouant aussi sur un rapport sémantique. Icône Striker combine un pare-pierre utilisé en motocross, l’imitation d’un faux rocher anthropomorphique et des pierres répertoriées en lithothérapie, une autre sorte de protection ésotérique. Le travail de Maxime se révèle ainsi multi référencé, piochant à la fois dans son passé de tunning, dans le cinéma de série Z et dans de vieilles légendes de figures héroïsées mais populaires, et trouve son contenu scientifique sur internet. Destination finale est une installation retraçant l’histoire du week-end maudit pour les amateurs de Formule 1 à Imola en 1994, qui vit mourir successivement Roland Ratzenberger et Ayrton Senna. Maxime Sanchez s’intéresse aux nombreuses théories qui ont pu étayer ce dramatique fait-divers et les met en forme en quelques points qui racontent l’histoire. Trois sculptures aérodynamiques évoquent la vélocité à l’aide de matières qui font deviner des objets dont les silhouettes disparaissent sous différentes couches de crépi, un peu comme Eric Cameron fait disparaître ses objets sous la peinture. Le jeune artiste souligne ici son intérêt pour l’architecture avec l’utilisation d’un panel de plusieurs crépis. Chaque élément concourt ainsi à apporter un élément supplémentaire au récit de l’histoire d’Imola. Selon certains axes du travail de l’artiste, les lignes colorées évoquent à la fois les virages les plus dangereux du circuit et les couleurs de son application personnelle de running, et les câbles électriques, qui rappellent ceux de Nina Canell, disent le métrage de câbles contenu dans une voiture de Formule 1 : chaque élément fait partie d’un puzzle qui s’emboite au fur et à mesure que le visiteur entre dans le vif du propos. La sculpture de Maxime Sanchez se révèle ainsi à la fois formelle et jouant sur le détournement, puisqu’elle s’amuse avec les matières et intègre l’objet à la fois comme matériau de base et élément narratif, comme pouvait le faire la sculpture classique quand elle racontait les batailles ou un épisode mythologique.
Valentin Martre, quant à lui, est attentif aux déchets, et plus généralement au devenir de la planète qui, si rien ne change, nous promet un futur digne des séries les plus dystopiques comme Black Mirror. Diego Bustamante insiste : « Valentin n’est pas un pessimiste ». La preuve en est : l’artiste espère encore pouvoir concourir à une prise de conscience générale grâce à son travail. Ses formes sont abstraites et les objets qu’il utilise, peu identifiables : une grille, des emballages de polystyrène, des circuits imprimés d’ordinateurs… Son répertoire formel fait référence à une décharge d’objets électriques et son univers s’avère proche de celui de Mad Max ou de Blade Runner (2049). De cette matière première issue de nos poubelles industrielles, Valentin Martre arrive à créer des objets frôlant la préciosité, trouvant même une certaine beauté cachée, comme les opalines de la petite sculpture intitulée Opales des montagnes de fer. La question du mouvement — celui de la sculpture ou celui du regardeur — revient dans son travail, allant jusqu’à déterminer la nature du socle, comme celui de Pseudo fossile, une sculpture de béton moulé, contreforme d’emballage de polystyrène sanglée sur une planche à roulette à la fois utile pour déplacer sa pièce et lui servir de socle. Jouant avec la surface réfléchissante et vibrante des petits morceaux d’aluminium et le moirage des lignes du grillage, Amalgame géométrique rappelle quant à elle les trames cinétiques d’un Morellet ou d’un Nicolas Schöffer. La peau suspendue au sous-sol de l’exposition nous renvoie à plusieurs images, comme celles des bombardements en Irak ou ailleurs. La couleur du latex, « peau tannée », a quelque chose d’originel, et les empreintes moulées dans la matière comme une sorte d’écriture cunéiforme pourraient provenir des débuts de l’humanité, alors qu’elles en annonceraient presque la fin.
Valentin Martre dissèque l’intérieur des ordinateurs pour en extraire les éléments que l’on retrouve dans ses sculptures : ici, les circuits imprimés ont marqué la matière comme des fossiles et laissé leurs traces comme l’oxydation des substances chimiques qui les recouvre a noirci la peau comme un tatouage…
Conversation de conservations est un dialogue entre trois témoins de trois époques réunies au sol comme un papier gras, trois hypomnémata (4) qui racontent une morceau de l’histoire de l’humanité : la boîte de conserve, le CD et le fossile. Des inventions de l’homme qui tombent en désuétude et font place à d’autres supports de mémoire, trois ready-made que Valentin associe pour créer du sens dans leur relation, interpellant le visiteur et le plongeant dans une consternation profonde sur ce qu’il adviendra après cela.
Maxime Sanchez et Valentin Martre sont ce qu’il convient d’appeler de jeunes artistes, dont les préoccupations et l’engagement rassurent et dont les formes réjouissent dans leur assimilation d’une histoire de l’art dont ils se sont allégrement dégagés et de laquelle ils sont peut-être même en train d’écrire la suite…
Céline Ghisleri
Valentin Martre et Maxime Sanchez – Tangible is the nouveau IRL : jusqu’au 6/12 à la Galerie de la SCEP (102 rue Perrin Solliers, 6e).
Rens. : 06 99 26 13 78 / 06 65 02 15 40 / www.facebook.com/SCEPexpositions/
Notes
- Nelson Goodman – Manières de faire des mondes [Ways of Worldmaking] (Collection Folio Essais, Gallimard[↩]
- Brian O’Doherty – White cube. L’espace de la galerie et de son idéologie (Zurich, JRP Ringier / Paris, La Maison Rouge[↩]
- L’assemblage est un mode de création sculptural né au début du XXe siècle, qui s’oppose à l’œuvre classique, homogène. C’est une technique consistant à confronter différents éléments (objets manufacturés, fragments d’objets…) fixés entre eux.[↩]
- Les hypomnémata sont les supports artificiels de la mémoire sous toutes leurs formes : de l’os incisé préhistorique au lecteur MP3, en passant par l’écriture de la Bible, l’imprimerie, la photographie, etc.[↩]