Voyages en sol incertain : Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi de Matthieu Duperrex (Éditions Wildproject)
Fidèle à la ligne éditoriale de la maison d’édition marseillaise Wildproject, autour des enjeux écologiques dans la pensée contemporaine, Matthieu Duperrex nous livre, en mêlant réflexion théorique et récit, une étude comparée des deltas du Rhône et du Mississipi. Une écriture tout en poésie.
« Ce sont les deltas qui m’intéressent dans cet ouvrage, ce lieu un peu flou où le fleuve se déploie avant de rejoindre la mer. »
Les premières lignes de ce Voyages en sol incertain donnent le ton. Il s’agit, pour Matthieu Duperrex, de prendre le temps de l’enquête, afin déployer une véritable « autobiographie du sol ». Si, d’un point de vue géologique comme géographique, les deltas du Mississipi et du Rhône semblent éloignés l’un de l’autre, l’auteur marseillais décide de développer la connexion par une entrée dans le vivant.
En effet, l’ouvrage consiste en un condensé de trente et un mini-chapitres, chacun d’entre eux étant associé à une espèce, végétale ou animale, rédigée en latin. Le récit est lui-même divisé en quatre catégories : les spectres, les résidents, les sentinelles et les voyants. La rugosité du papier, choisi à cette occasion, accueille trente-deux dessins esquissés par Frédéric Malenfer à l’encre de Chine, conférant à ce livre-objet des allures du théâtre d’ombre, sorte de reflet aquatique qui nous rappelle le caractère hybride de ces paysages.
Comme s’il poursuivait la pensée du philosophe et épistémologue Gaston Bachelard, l’auteur s’inspire de la poïétique littéraire pour construire sa pensée autour des éléments.
Le récit commence d’ailleurs par une citation de Mark Twain, dont le fameux delta américain a pris la forme de l’un de ses personnages centraux. Le lecteur plonge peu à peu dans les méandres de l’histoire industrielle de ces régions atypiques, profondément modifiées par l’homme, constamment menacées d’érosion, sous l’œil de la murène, de la salicorne, du héron, du bousier de Camargue ou du flamant rose. Mises bout à bout, ces espèces forment un tout, dans une transdisciplinarité bienvenue afin de comprendre ces territoires, si complexes à appréhender. Les multiples batailles de la guerre de Sécession, le western camarguais, l’avènement des grandes compagnies pétrolières confrontent la nature et l’industrie, illustrant la relation contradictoire qu’entretient l’homme avec son milieu. La préface de Marielle Macé sert également d’entrée en la matière, ou bien dans la matière directement, de ce qui constitue nos sols.
Dans la dernière partie, qui décrit la catégorie des voyants, l’écriture se déploie, dans un lyrisme proche de l’esthétique romantique. Elle semble témoigner de l’urgence de formuler afin de servir la mémoire avant que l’oubli et le déni ne la fassent disparaître. Rituels et croyances clôturent le livre dans une sorte de farandole poétique et joyeuse, de retour vers l’origine des hommes. Les quatre éléments sont mis en relation avec ce qu’ils ont engendré. En utilisant la poésie afin de retranscrire son analyse, l’auteur dénonce, fustige, sans pour autant donner l’impression de nous faire la leçon.
Laura Legeay